La fête des mères, c'est plus que la boîte de chocolats ou le bouquet de roses. C'est surtout l'occasion de faire le point sur un choix de vie pas vraiment reposant, de se rapprocher de l'être qui vous a aimé plus que tout au monde ou encore de se rappeler la vie des femmes plus fortes que nature. Trois chroniqueuses de La Presse racontent. 

 

Depuis quelques années, ma mère a changé. Son esprit est moins alerte.

Le processus a été sournois. Il y a d'abord eu les petits oublis, charmants, sans conséquence. Ma mère mélangeait les noms de ses enfants et de ses petits-enfants. Même la chatte y passait. On riait.

Je restais son petit loup.

Puis les oublis se sont multipliés: les noms des rues, les souvenirs, ce qu'elle avait fait la veille. Tout se mélangeait dans sa tête. Le rire a fait place à l'inquiétude et aux questions. Et si c'était l'alzheimer? On prononçait le mot sans y croire. Il nous paraissait obscène, menaçant.

Il y a eu ensuite les visites chez le médecin. Ma mère, impatiente, trouvait les questions enfantines. Quel jour sommes-nous? lui demandait-il. Quel mois, quelle année? Ma mère se levait et quittait la pièce, froissée.

Ma mère, si douce, si polie, partir comme ça, en coup de vent, sans dire au revoir ou merci. Elle, si distinguée. On ne comprenait pas.

La distinction. Pour ma mère, c'était le summum, le fin du fin: avoir l'air distingué. Elle adorait tout ce qui touchait l'étiquette et les règles de bienséance. La fourchette à gauche du couvert, le couteau à droite. Mes soeurs et moi, nous nous moquions gentiment d'elle.

Ma mère vient d'une famille d'immigrés. Des Italiens qui ont quitté une terre ingrate dans la province de Cosenza, une terre où ils crevaient de faim. Son père est parti avec ses deux frères et sa soeur. Ils ont pris un bateau et vogué vers l'Amérique, là où il y avait du travail à la pelle.

C'était en 1915. Ils ont abouti à La Tuque où ils ont travaillé à la Brown Corporation, une usine de pâte et papier. Mon grand-père a mis de l'argent de côté et, un an plus tard, il a fait venir sa femme et ses enfants. C'est à La Tuque, à l'ombre de la Brown Corporation, que ma mère est née.

Mes grands-parents ne savaient ni lire ni écrire. Ils massacraient le français avec un accent gros comme l'Italie.

Lorsque ma mère a commencé l'école, les enfants la montraient du doigt en riant. Ils la traitaient de macaroni-spaghetti-italienne. Ma mère se réfugiait dans les toilettes pour pleurer. C'est peut-être à ce moment-là qu'elle a décidé qu'elle serait une femme distinguée.

Ma mère a quitté La Tuque pour suivre mon père à Montréal. Elle avait 24 ans, lui 27. Le coup de foudre. Mon père était tellement fier de sa femme. Il la trouvait belle. Sa belle Italienne. Moi aussi. Quand elle venait à l'école, avec ses talons hauts et sa taille fine prise dans un élégant tailleur, mes amies la regardaient avec admiration.

Je leur disais: "C'est ma mère", même si elles le savaient déjà.

Aujourd'hui, ma mère a 84 ans. Ses belles épaules se sont légèrement courbées, sa tête a blanchi. Elle est devenue légère, d'une légèreté aérienne, inquiétante.

Quand je l'appelle, elle reconnaît encore ma voix. Même si son esprit s'embrouille, je reste son petit loup.

Malgré tout, elle vieillit bien. Doucement, tranquillement, mon père à ses côtés. N'empêche, j'ai perdu ma complice, celle qui comprenait tout, celle à qui je me confiais, celle que je pouvais appeler à toute heure du jour et de la nuit, celle qui avait juré d'être toujours là pour moi. C'est ça qui fait le plus mal.