La scène s'est déroulée mardi dernier. C'était l'après-midi et je rentrais chez moi à pied. C'était la journée que l'été avait choisie pour nous faire ses adieux. J'attendais à un feu rouge avant de traverser une rue. Un automobiliste s'est immobilisé juste devant moi, bloquant ainsi le passage piétonnier. Le feu est passé au vert. J'ai contourné son véhicule en tentant de voir qui était au volant.

- Heille ! Quossé qu't'as à m'r'garder d'même, toé, tabarnak ! m'a-t-il crié.

J'ai poursuivi mon chemin sans lui répondre. J'ai fait quelques mètres avant de croiser un homme qui marchait avec son chien. La laisse rétractable offrait beaucoup de jeu à l'animal. Celui-ci zigzaguait partout sur le trottoir. J'ai essayé de me frayer un chemin entre l'homme, le chien et un arbre. J'ai finalement enjambé habilement la laisse.

- Fais attention à mon chien, mon ostie ! m'a-t-il lancé.

En une minute, je venais d'être victime de deux agressions verbales gratuites et, disons-le, fort désagréables. Deux ! Coup sur coup ! Méchant après-midi ! Après ça, t'as juste une envie : rentrer chez toi et t'enfermer à double tour.

Sont-ce les effets des milliards de chantiers de construction qui semblent menés sans coordination, qui paralysent complètement la ville et mettent ses habitants à bout de nerfs ? Est-ce la campagne électorale qui vient d'entrer dans sa phase plate ? Est-ce la déception de voir que Janis ne connaît pas les vins dans Un souper presque parfait ? Toujours est-il que j'ai eu l'impression, comme dit Phil Collins, qu'il y avait quelque chose dans l'air.

Cette forme de violence urbaine, je la subis et je l'observe autour de moi régulièrement. Tenez, l'autre jour, j'étais au coin de Saint-Joseph et Saint-Urbain. Je cherchais l'adresse d'un ostéo pour régler un « tour de rein ». J'entends tout à coup un homme hurler. C'était un cycliste. Je ne sais pas ce que l'automobiliste venait de lui faire, mais à un moment donné, le cycliste a jeté son vélo par terre et est allé solidement engueuler le conducteur en se mettant devant sa voiture. Il lui a balancé une litanie de jurons et d'insultes en crachant sur son capot. Je vous jure : le gars crachait sur le capot.

Vous me direz que ces gestes grossiers n'ont rien à voir avec la grosse violence, celle qui s'abat sur des femmes ou des enfants derrière les murs des maisons, celle qui survient à trois heures du matin à la sortie des bars, celle qu'on associe aux gangs de rue. Mais cette petite violence du quotidien agit elle aussi.

Elle ne laisse pas de bleus. Elle ne fait pas saigner. Mais à la longue, elle fait mal. Elle fait mal, car elle fait douter. Qu'est-ce que j'ai fait ? Est-ce vraiment de ma faute ? Pourquoi s'en prend-on à moi ? Celui ou celle qui subit cette petite violence est aussi une victime. C'est Stéphane Guay, professeur à l'École de criminologie de l'Université de Montréal, qui me l'a dit.

Dans cette petite violence se cache une envie d'exercer un pouvoir. Il y a le désir de dire à l'autre : je parle plus fort que toi, donc j'existe. Au fait, pourrait-on dire aux imbéciles qui klaxonnent en nous insultant à une intersection qu'une flèche verte ne donne pas l'autorisation de tourner à droite et qu'il faut attendre le feu complet ?

Le sociologue français Julien Damon s'intéresse de près au phénomène des incivilités dans l'espace urbain. Il propose la théorie des « D » pour expliquer leur développement. En voici quelques-uns : la densité (ce phénomène s'observe surtout dans les grandes villes), la difficulté des déplacements (nous en avons un maudit bon exemple à Montréal), la diversité (la difficile tolérance face à l'autre), la déshumanisation (le côté froid et mécanique des villes), la déresponsabilisation et le désintérêt (terreau des grands espaces urbains) et le désir (celui d'être servi correctement et rapidement).

Au cours des derniers jours, j'ai demandé à des gens de mon entourage s'ils avaient connu de telles agressions. J'ai été étonné de voir que beaucoup de gens vivaient cela. La plupart des gens m'ont dit qu'ils avaient l'impression qu'elle allait en augmentant à Montréal depuis quelques années.

Ce qui est malheureux avec la petite violence, c'est l'impuissance de ceux qui la subissent. Quand on subit cette petite violence, on gèle, on paralyse, on abdique. 

Que peut-on faire devant une telle agression ? Appeler la police ?

Mais une chose est sûre, les agressions plus graves commencent souvent par : 

- Heille ! Quossé qu't'as à m'r'garder d'même, toé, tabarnak !

Voir qu'on est à un cheveu de la prochaine étape, celle de la violence physique, cela n'a rien de rassurant. Les histoires de rage au volant qui tournent mal, celles des bagarres entre automobilistes et cyclistes, tout cela commence par de la violence verbale.

C'est fou de penser que l'on mène actuellement une lutte importante contre l'intimidation dans les cours d'école et que les adultes, entre eux, exercent exactement cette même intimidation dans la rue. Mais en pire.

Je me souviens d'une campagne publicitaire que j'ai vue il y a quelques années et qui disait aux serveurs parisiens d'être gentils et agréables avec les touristes. Je me souviens surtout de m'être dit que ce n'était pas possible d'en être là.

Quant aux Anglais, reconnus pour leur flegme légendaire, ils viennent de lancer une campagne publicitaire pour dire aux Londoniens de respirer par le nez. Take 90 invite ceux qui s'apprêteraient à poser un geste violent à prendre 90 secondes afin de laisser retomber leur colère. Ma collègue Isabelle Audet nous en parlait hier dans la section Pause.

Vous savez quoi ? Je ne serais pas du tout surpris de voir bientôt chez nous le même type de campagne. Je crois que nous en sommes là !