À la station de métro de mon quartier, j'ai aperçu la semaine dernière un jeune sans-abri endormi sous une couverture. Il dormait près d'une grille qui rejetait un air chaud et puant. À côté de lui, il y avait une pancarte sur laquelle il avait écrit en grosses lettres : «J'ai tellement faim que je mangerais une volée!»

Ces mots me sont rentrés dedans comme une boule de démolition sur le mur d'un édifice. Dans ce sinistre slogan, beaucoup de choses étaient exprimées : le désespoir, la perte de dignité, la renonciation.

Je lui ai donné quelques pièces et j'ai marché en me posant les sempiternelles questions que l'on se pose quand on donne à un itinérant. Est-ce que j'ai fait le bon geste? Va-t-il utiliser cet argent pour s'acheter une substance quelconque, ou va-t-il vraiment se procurer de la nourriture? Est-ce que cette pancarte n'était qu'une mise en scène?

Ces questions, on se les pose sans arrêt tout en sachant qu'on ne connaîtra jamais les réponses. Après avoir entendu mille et une choses sur la générosité face aux sans-abri (j'ai même entendu un jour une religieuse oeuvrant dans le domaine de la charité dire qu'il fallait cesser de donner), j'ai décidé de me fier à mon instinct.

Car le problème avec la misère, la vraie, la dure, c'est qu'on ne peut pas la voir. Elle est enfouie profondément au fond des êtres. Elle remonte à loin, à des blessures d'enfance, des déchirures impardonnables, des brisures indicibles.

Ce sujet, et bien d'autres, je l'ai abordé avec trois piliers du magazine L'Itinéraire lors d'un lunch où la sincérité et la bonne humeur ont régné. Luc Desjardins (directeur général), Charles-Éric Lavery (chef du développement social) et Josée Panet-Raymond (rédactrice en chef) côtoient tous les jours des gens qui tentent de se sortir de la rue. Ces trois professionnels parviennent parfois à voir là où se trouve la cassure.

«Ces gens sont pour la plupart des produits de la DPJ, me dit Josée Panet-Raymond. Ils sont des enfants de la DPJ en version adulte.»

Vous pouvez imaginer le reste. Ces hommes et ces femmes qui vous proposent le magazine L'Itinéraire ont connu, dans certains cas, la violence, l'inceste, les abus de toutes sortes. Ils ont connu ce que c'est que d'être privé d'amour et de respect.

«L'équipe de L'Itinéraire, c'est une société en soi. Il y a de tout :  de l'itinérance, de la toxicomanie, de la maladie mentale. Chacun a son passé, son histoire», affirme M. Desjardins.

Et c'est cette société, faite de gens à la recherche d'une issue, que vous voyez descendre dans la rue tous les jours pour vous offrir fièrement (prenez le temps de parler du contenu de L'Itinéraire avec un camelot et vous allez voir une paire d'yeux brillants) un magazine qui est le fruit de leur travail.

Si donner de l'argent à un sans-abri suscite chez vous des questions, acheter un exemplaire de L'Itinéraire à un camelot offre des réponses plus claires quant au rôle du soutien que vous offrez. Les trois 3 $ que vous donnez au camelot vont l'aider, lui, mais ils supportent également toute une structure.

Beaucoup de gens se demandent comment fonctionne L'Itinéraire. Il faut d'abord savoir que le contenu est créé en grande partie par les camelots eux-mêmes. «Au début du journal, 15% du contenu était fait par les camelots, dit Charles-Éric Lavery. Aujourd'hui, cela représente 50%.»

Ces camelots-journalistes sont épaulés par la petite équipe permanente du magazine dont font partie Karine Bénézet et Laurent Soumis, ancien journaliste du Devoir et du Journal de Montréal. Les apprentis journalistes bénéficient également du soutien de médias professionnels, notamment de La Presse.

Quelques journalistes professionnels contribuent également au contenu de L'Itinéraire. Lors de mon passage, Manuel Foglia donnait la touche finale à un reportage qui sera bientôt publié.

Une fois imprimé, le magazine, publié à environ 13 000 exemplaires, est distribué par 175 camelots selon un plan de distribution bien établi. Chaque exemplaire est vendu 3 $. La moitié du montant va au camelot, l'autre au magazine. Il faut savoir que le camelot doit acheter lui-même les exemplaires qu'il aura à vendre. Cela fait partie de l'approche de responsabilisation qui caractérise L'Itinéraire.

«Chaque camelot est libre de vendre ses exemplaires comme il l'entend. Certains préfèrent travailler quelques heures tous les jours, d'autres vendent leur stock dès les premiers jours de la parution. Il faut aussi regarder le facteur météo. Quand il fait-30 °C, ce n'est pas drôle d'être planté au coin d'une rue pendant des heures», affirme M. Desjardins.

Il y a les-30 °C, mais il y a aussi le regard et les commentaires de certains passants. «Nos camelots se font insulter au quotidien, dit Luc Desjardins. Ils se font dire : "Va te trouver une job!" Mais ce qu'ils font, c'est une job. Il faut savoir que beaucoup de gens qui sont avec nous ne pourraient pas, de toute façon, fonctionner dans un cadre conventionnel.»

Les camelots recrutés par L'Itinéraire doivent se soumettre à un code de conduite. «En fait, on parle de code de vie chez nous, dit Luc Desjardins. Il est basé sur l'écoute, le respect et la démocratisation.» Cinq camelots font d'ailleurs partie du conseil d'administration.

Certains camelots restent deux ou trois ans avec L'Itinéraire. D'autres trouvent un autre emploi au bout de quelques mois. Mais il arrive aussi que certains reviennent. «C'est sûr qu'il y a des rechutes, dit Charles-Éric Lavery. Cela fait parfois partie du parcours de celui ou celle qui veut s'en sortir.»

En surface, le public voit L'Itinéraire uniquement comme un magazine. Mais il faut savoir que l'organisation englobe également un café situé au rez-de-chaussée. Ce lieu permet des échanges et une prise de contact avec les camelots.

L'Itinéraire a également créé le café de la Maison ronde, un projet d'économie sociale qui prend la forme d'un café opérant durant la belle saison dans le square Cabot, coin Sainte-Catherine et Atwater. Ce lieu donne la chance aux autochtones de se retrouver entre eux, mais surtout, il offre la chance au public d'aller à la rencontre de leur culture. Le café de la Maison ronde est l'un des rares endroits à Montréal où l'on peut déguster des mets autochtones.

L'Itinéraire, c'est aussi le programme des cartes-repas que vous pouvez vous procurer moyennant 6 $ chacune. Ces cartes, que vous pouvez offrir à une personne dans le besoin, sont échangeables contre un repas dans divers endroits à Montréal et en région.

Avant de quitter ce joyeux trio, je demande de quoi L'Itinéraire a le plus besoin en ce moment. Luc Desjardins me répond sans hésiter : «Nous avons besoin de l'aide des entreprises. Le soutien des gros joueurs est capital si on veut continuer notre mission et lui trouver de nouvelles avenues.»

En attendant que des entreprises fassent des dons à L'Itinéraire, nous, de notre côté, nous pouvons continuer à nous procurer le magazine et à piquer un brin de jasette avec le camelot. C'est souvent dans cet échange qu'il puise de la confiance, celle qui sert de ciment aux parois de la vie.