Depuis cette soirée où quelqu'un a attiré mon attention sur un texte de Stefan Zweig dans lequel il est question d'un vieux collectionneur d'art très particulier, je m'étais promis d'arrêter le temps pour le lire. Je remercie le rhume qui a arrêté le temps et mon corps cette semaine. Il m'a permis de regarder en rafale les 12 nouveaux épisodes de Will & Grace et d'enfin lire cette petite merveille qui a pour titre La collection invisible.

Cette nouvelle, dont l'action se déroule vers 1920, en Allemagne, raconte l'histoire d'un marchand d'art qui, voyant ses activités commerciales décliner, décide de revoir d'anciens clients afin de leur proposer de racheter leur collection. Il se souvient alors d'un homme qui, pendant des décennies, a fait l'acquisition chez lui de gravures de maîtres tels Rembrandt, Dürer ou Mantegna. Pas riche du tout, ce simple conseiller forestier avait privé les siens du superflu afin de pouvoir faire ces achats.

L'antiquaire prend donc le train et se rend dans la ville où vit ce collectionneur aguerri. Arrivé chez lui, le visiteur réalise que ce vétéran de la guerre de 1870 est devenu aveugle. Mais qu'à cela ne tienne, le vieux passionné de l'art connaît par coeur les centaines de gravures qu'il possède et qu'il a classées dans 27 cartons. Trop heureux de pouvoir enfin discuter de ses trésors avec un connaisseur, le vieil homme propose de passer en revue toutes les oeuvres, car il se souvient de chaque détail, chaque ligne et chaque ombre des précieuses estampes qu'il conserve.

Tous les après-midi, le collectionneur ouvre une armoire et sort les cartons contenant les chefs-d'oeuvre. Il tâte ses estampes, l'une après l'autre, en suivant méthodiquement l'ordre qu'il a établi plusieurs années auparavant afin de s'y retrouver. Tout en caressant ses estampes, il se fait lire les avis de ventes aux enchères. L'idée qu'il mourra en laissant cette collection à sa femme et ses enfants lui fait chaud au coeur.

Cette histoire pourrait s'arrêter là que nous serions déjà remplis d'une bonne dose de poésie. 

Un vieil homme, qui ne voit plus rien, capable de décrire les oeuvres qu'il a acquises au fil du temps et capable de les imaginer dans leurs moindres détails... Avouez que nous sommes en face de la beauté. Mais il y a encore plus grand, plus profond dans cette histoire.

Avant de prendre connaissance du contenu des cartons, le marchand d'art apprend de la fille et de la femme du vieil homme qu'à la place des précieuses estampes se trouvent maintenant des papiers blancs. Faisant face à des difficultés financières desquelles elles ont voulu protéger le collectionneur, les deux femmes ont vendu la plupart des oeuvres à son insu. Ces ventes ont, la plupart du temps, rapporté une bouchée de pain.

C'est ainsi que nous avons droit à une scène absolument extraordinaire, celle où le vieil homme, ignorant tout de ce subterfuge, effleure du bout des doigts des papiers virginaux en décrivant au marchand d'art les oeuvres qu'il croit encore posséder. 

« Tout son visage exprimait l'extase magique de l'admiration. Tout à coup, était-ce le reflet du papier ou une lumière intérieure, ses pupilles figées et mortes s'éclairèrent d'une lueur divinatrice », écrit Stefan Zweig.

Forcé de jouer le jeu, le marchand d'art écoute le vieil homme. Des frissons parcourent son corps au son des mots que le collectionneur utilise pour parler des oeuvres. Ce qui est renversant, c'est qu'à force d'entendre la description de cette collection disséminée aux quatre vents, mais qui continue d'exister dans la tête de l'aveugle trompé, le marchand d'art finit par croire qu'elle existe vraiment.

Ce texte est l'un des plus beaux que j'ai lus sur le souvenir et la mémoire. Et aussi sur la tromperie. Mais ce qui compte dans cette histoire, ce n'est pas la duperie dont est victime le collectionneur, c'est le pouvoir que l'art exerce sur lui. Sans ses yeux, sans même la présence des estampes, cet homme continue d'éprouver les mêmes sentiments, les mêmes joies, les mêmes jubilations qu'il a jadis connus lorsqu'il pouvait admirer ses oeuvres d'art.

L'ESSENTIEL CONTACT AVEC L'ART 

Nous connaissons une époque qui nous procure mille raisons de croire que le divertissement l'emporte sur l'art. Ce texte de Zweig nous dit que rien ne saura remplacer l'émotion du jet créatif. Il est rassurant de voir que, malgré la surenchère de distractions frivoles qui s'offrent à nous, l'art continue plus que jamais de jouer un rôle dans nos vies.

Cette histoire nous montre aussi qu'il n'est pas nécessaire d'être ultrariche pour acquérir des oeuvres d'art. C'est une question de choix et de priorités. Une jeune génération de collectionneurs est en train de changer les choses en inventant toutes sortes de nouveaux moyens pour encourager les artistes. Certains s'impliquent dans la production d'oeuvres ou d'expositions grâce au financement participatif.

Depuis jeudi, à Milan, se déroule l'Affordable Art Fair, un évènement très couru par ceux qui n'ont pas beaucoup d'argent, mais qui ont envie d'investir dans une oeuvre d'art. Cet évènement est présenté dans une douzaine d'autres villes au cours de l'année.

Pas besoin non plus d'être propriétaire d'oeuvres pour apprécier l'art. Nous apprenions en début de semaine que le Musée des beaux-arts de Montréal a battu un nouveau record d'affluence en 2017. Plus de 1 300 000 personnes ont franchi les portes de l'institution. Il s'agit d'une augmentation de 42 % par rapport à 2016. Au début de l'année, plusieurs grands musées internationaux, dont le Louvre, annonçaient également de tels records.

Depuis la nuit des temps, le contact avec l'art est essentiel pour l'humain. C'est ce que nous dit Stefan Zweig. Et rien ne saura remplacer l'émoi qu'il procure. Même pas 12 épisodes de Will & Grace.