Dimanche dernier, en me dirigeant vers le parc de la Mauricie (un trésor méconnu), je me suis arrêté à Saint-Élie-de-Caxton. Il faisait un temps magnifique et c'était jour de marché public. Bonjour, monsieur ! Oui, je vais vous prendre un sac de gaufres ! Bonjour, madame, vos mélanges à trempette coûtent combien ? Six dollars le sachet ! Je vais y penser, madame !

Je faisais ma tournée des marchands quand, tout à coup, j'ai aperçu Fred Pellerin. Oui ! Oui ! Le vrai Fred Pellerin, avec ses lunettes rondes et ses bas de laine, même par une journée chaude, était assis à une longue table, à jaser avec des gens. Je vous avoue que ça m'a étonné !

Voir Fred Pellerin à Saint-Élie-de-Caxton, c'est un peu comme apercevoir Gilles Vigneault à Natashquan ou Michèle Richard à Saint-Sauveur. On associe ces figures à ces lieux, mais on n'imagine pas un instant qu'elles puissent réellement y vivre. Je croyais qu'à force de parler de Saint-Élie-de-Caxton, Fred Pellerin n'avait plus le temps d'y vivre.

J'ai repris ma route avec mon sac de gaufres en me demandant si, parmi les gens qui étaient au marché public, il y avait quelques-uns des personnages dont parle Fred Pellerin dans ses monologues. Ces personnages existent-ils réellement ? Les gens du village sont-ils heureux de devenir des « personnages » de monologues ?

S'emparer d'un micromilieu pour en extraire une matière destinée à nourrir des romans ou des films est un exercice qui m'a toujours fasciné. 

C'est un autre chemin que celui emprunté par les auteurs qui s'intéressent à l'urbanité ou à l'aventure, mais il est tout aussi porteur. En tout cas, il est souvent beaucoup plus révélateur.

Il y a de tout dans un village. L'humanité entière, avec ses grandeurs et ses horreurs, est représentée dans un village. On y trouve de la bonté comme de la mesquinerie, des génies comme des idiots. Il y a aussi des secrets dans les villages. Et les secrets, tout le monde aime ça. Les villageois savent tellement que les gens de la ville aiment les secrets que, parfois, ils les fabriquent.

D'UN VILLAGE À L'AUTRE

Le village, c'est exactement l'assise sur laquelle le journaliste culturel André Ducharme a construit son dernier roman, La tête sur la table. À Sainte-Ève, là où vivent très exactement 115 habitants, on s'ennuie. Dans ce village, comme dans tous les autres villages, « la rumeur couche avec la vérité ». Alors, on suit pas à pas la rumeur, on la guette, on l'amplifie même.

Mais à Sainte-Ève, on meurt aussi. Et de mystérieuse façon. Prenez la fois où Robin Billard est allé faire ses courses au magasin du village et qu'il est revenu avec ses sacs de provisions à la maison. Qu'a-t-il trouvé dans l'un d'eux ? Une tête. Eh oui, une tête qu'il a placée sur la table de sa cuisine. Mais comme il n'y avait pas que cette mort étrange, l'homme a décidé de se lancer dans une enquête aussi farfelue que terrifiante.

N'allez pas croire un instant que je vous parle d'un roman policier. Ce roman de Ducharme, son deuxième, est beaucoup plus que ça. C'est d'abord un magnifique et grandiose divertissement. André Ducharme, qui possède à mon avis l'une des plus élégantes et désopilantes plumes du Québec, écrit toujours avec le désir (ou est-ce une obsession ?) de ne jamais ennuyer ses lecteurs. Quand on lit ses articles ou ses essais, jamais on ne bâille entre deux paragraphes.

La lecture de ce roman procure un plaisir inouï. Trempant dans la folie la plus pure, le récit a des accointances avec l'univers de Fred Pellerin (vous voyez comme toutte est dans toutte). 

Cette histoire de Ducharme est un peu comme si Pellerin avait écrit le scénario de Babine après avoir gobé un cap d'acide.

Nous ne sommes pas loin non plus de Frédéric Dard (San-Antonio) ou des cinéastes Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro (Delicatessen, La Cité des enfants perdus). On est transporté par ce récit complètement dingue qui nous présente tous (quand je dis tous, c'est tous) les habitants du village. On vogue d'image en image, de paragraphe en paragraphe, de personnage en personnage dans un total ravissement.

Des exemples de cet enchantement ? « Katinka de Louval était Parisienne, comme l'eau de javel avec laquelle se lavait Gladys à la fin. Elle parlait tellement bien le français qu'on ne comprenait pas toujours ce qu'elle disait. » Ou alors : « Dans sa tombe, le docteur empestait l'ail. Le croquemort, manquant de pâte à mort, lui avait bouché l'anus avec une grosse gousse. » Un dernier : « Le célibataire sent, et j'ai le nez assez fin pour le repérer s'il y en a un dans le secteur. Le veuf sent différent, quelque chose comme la rouille. »

Dans ce village, tout le monde possède un nom « à coucher dehors ». Visiblement, Ducharme s'est payé toute une traite à les inventer : Luciole Manche, Apollon Poulbot, Cybèle Brouillon, Virgile Brusque, Margoton Ménesse, Colin Maillard, Sabin Sapin, Corail Second, Cannelle Parchési, Capucine Rupin-Poinçon, Hercule Fanfaron, Patience Glacet, j'en passe et des meilleures. Je vous laisse toutefois le plaisir de découvrir ce qu'ils font dans la vie.

Il y avait longtemps qu'un roman ne m'avait pas procuré autant de bonheur. Et pendant qu'on savoure cet humour délicieux et qu'on se laisse prendre par cette enquête absurde, l'auteur nous parle de l'ennui, de ce terrible ennui qui nous guette tous et qui nous fait vivre et faire des choses qu'on ne devrait pas faire.

Ces choses abjectes n'ont qu'un but : nous offrir une jouissance, une ultime jouissance qui va tromper la morosité et le spleen. Car, somme toute, nous avons été mis sur terre pour cela, pour jouir. Et c'est ce que veulent les habitants de Sainte-Ève. Et sans doute ceux de Saint-Élie-de-Caxton.

image fournie par Leméac

La tête sur la table