France Geoffroy se souviendra toujours du 17 août 1991. C'était une magnifique journée d'été. Elle était sur un quai, au bord du lac Clair, à Saint-Côme, en compagnie de son amoureux. Rien ne pouvait venir gâcher son bonheur. Rien ne pouvait venir briser le rêve qu'elle s'apprêtait à vivre : celui de devenir danseuse. En effet, dans quatre jours, elle allait commencer sa formation en danse au collège Montmorency.

France pensait à cette vie qu'elle était à échafauder lorsqu'elle a eu envie de piquer un plongeon dans le lac. Elle a plongé vers l'eau, vers la tragédie, vers une autre vie. Là où elle était, il n'y avait environ qu'un mètre d'eau. Elle ne le savait pas. Le choc fut brutal. Irrémédiable.

« Je me suis réveillée à l'hôpital, me raconte-t-elle. On m'a dit que ma moelle épinière était sectionnée, que je serais tétraplégique pour le reste de mes jours, que je ne pourrais plus marcher. »

Cette histoire est triste à pleurer. Pourtant, celle qui me la raconte le fait en m'arrachant un sourire. « Et dire que cet accident m'est arrivé dans un lac qui s'appelle le lac Clair. Heille ! Faut le faire ! »

France Geoffroy est une sorte de phénomène. On m'avait prévenu. Je suis allé la rencontrer à la maison de la culture du Plateau-Mont-Royal, là où elle développe avec des danseurs et des chorégraphes un projet ambitieux et original basé sur la danse intégrée. Cette approche est ce qui a permis à France Geoffroy de s'en sortir.

Photo Bernard Brault, La Presse

France Geoffroy développe avec des danseurs et des chorégraphes un projet ambitieux et original basé sur la danse intégrée, une approche qui consiste à réunir dans un espace commun des personnes à mobilité réduite et des personnes sans handicap autour de la danse.

« Je suis tannée de toujours entendre parler des personnes handicapées dans une aura de tristesse et de misérabilisme », dit celle qui déteste le mot « courage ».

Deux ans après son accident, elle a suivi des cours de danse. Elle l'avait dans la tête et ce n'était pas un fauteuil roulant qui allait l'empêcher de poursuivre son rêve. Riche d'une formation et de quelques performances, elle a ensuite décidé de se rendre à Londres afin de découvrir les rudiments de la danse intégrée avec la Compagnie Candoco. Cette approche consiste à réunir dans un espace commun des personnes à mobilité réduite et des personnes sans handicap autour de la danse.

Après quelques stages en Angleterre, elle a fait office de pionnière chez nous en faisant connaître cette méthode. Le projet a fait boule de neige et en 2000, grâce à des subventions gouvernementales, elle a pu fonder son entreprise. Corpuscule offre aujourd'hui un volet de formation et un second de performance.

UN PROJET AUDACIEUX

Appelé Quadriptyque, le projet que lance ces jours-ci France Geoffroy est audacieux. Elle a réuni quatre chorégraphes, dont Dave St-Pierre, et sept interprètes qui ont ou n'ont pas un handicap. Pendant un an, les créateurs vont élaborer un travail chorégraphique qui devrait, au bout du compte, former un tout, prendre la forme d'un spectacle et d'une vidéo d'art.

Lors de ma rencontre mercredi après-midi, l'équipe amorçait la première étape avec la chorégraphe Deborah Dunn. France Geoffroy répétait en compagnie de Maxime Pomerleau. La jeune femme de 31 ans, qui fait carrière dans le domaine du cinéma et des communications, est née avec une maladie orpheline appelée syndrome de McCune-Albright, qui frappe une personne sur un million. Une trop grande fragilité des os l'oblige à se déplacer en fauteuil roulant. « Mon corps est rempli de tiges de métal », dit-elle en souriant.

Il y avait aussi Tom Casey. Danseur depuis 25 ans pour diverses compagnies de Montréal, Tom n'a aucun handicap. Pourtant il gravite autour de Corpuscule depuis de nombreuses années. À cause de la sclérose en plaques, sa mère a vécu pendant 35 ans dans un fauteuil roulant. « Vous savez, faire partie de ce groupe me permet de guérir beaucoup de choses », dit-il de sa voix douce.

Mercredi après-midi, la chorégraphe Deborah Dunn faisait reprendre aux trois interprètes un passage destiné à berner le spectateur. Au début, on ne sait pas qui est réellement handicapé et qui ne l'est pas. « Oui, j'ai voulu jouer là-dessus, dit Deborah Dunn. Pour moi, c'est un défi très intéressant. »

Bien sûr, il y a la présence des fauteuils roulants, bien sûr, il y a les limites du corps, mais le spectateur passe rapidement par-dessus cela pour découvrir une autre forme de langage corporel. « On a appris avec le ballet ou la danse contemporaine que la danse passe par les jambes ou les bras. Mais la danse passe par tout le corps », dit France Geoffroy.

NOTRE REGARD SUR LES PERSONNES HANDICAPÉES

Ce mélange d'affections physiques et d'horizons est la philosophie même de la danse intégrée. « Dans la danse intégrée, il y a aussi le moteur de l'intégration sociale », dit France Geoffroy. La discussion glisse alors sur la place des personnes handicapées dans notre société et le regard qu'on porte sur elles.

« Dernièrement, je suis allée à un atelier et nous avons eu une discussion sur le malaise spectoriel, raconte France Geoffroy. Il est ressorti de cela que deux choses suscitaient le malaise chez les spectateurs durant un spectacle : voir des danseurs se rentrer un dildo dans le cul et la présence de personnes handicapées sur scène. Je n'en revenais pas. J'ai pété ma coche. »

France Geoffroy pense qu'il y a encore un énorme travail à faire pour changer le regard du public sur les personnes handicapées. « On accuse certains metteurs en scène d'instrumentaliser les personnes handicapées et de faire d'eux des freak-shows. Parfois, on réfléchit trop à la place des personnes handicapées. Et ça nous nuit. »

Voilà un discours qu'on n'entend pas très souvent dans le paysage ambiant. Les personnes handicapées ne demandent pas notre empathie. Elles demandent des moyens et des installations qui vont leur permettre d'aller partout, comme tous les êtres humains. L'intégration se fera toute seule, croit France Geoffroy. « J'arrive d'un voyage en Espagne. C'est incroyable, comment tu peux te déplacer aisément partout en fauteuil roulant. On va se le dire, le Québec est sérieusement en retard à cet égard. »

J'ai quitté le petit groupe en fin d'après-midi. Ils étaient fatigués d'avoir répété toute la journée. En marchant, j'ai mis mes écouteurs pour écouter de la musique sur mon iPhone. Le hasard a fait qu'une chanson de Carole Laure a été déclenchée sans que j'appuie sur un bouton. Sur son disque Western Shadow, l'actrice québécoise fait une formidable interprétation de Save the Last Dance for Me. Cette chanson mi-tango, mi-country, brillamment adaptée par Boris Bergman, a pour titre Danse avant de tomber. Les danseurs de Corpuscule aussi dansent pour ne pas tomber. Ils dansent surtout pour exister.