La scène se passe en 1978. Un groupe d'élèves du secondaire a été « amené de force » voir La mouette de Tchekhov au Centre national des Arts, à Ottawa. Sur scène, Kim Yaroshevskaya fait oublier Fanfreluche. Elle est Arkadina. Elle est surtout éblouissante. Une petite poignée de jeunes spectateurs écoutent attentivement. Les autres chahutent, lancent des objets sur scène et enterrent les lamentations oedipiennes de Constantin par des « Ostie que c'est plate ! » bien sentis. Pauvres, pauvres, pauvres comédiens...

La scène se passe en 1978. Un groupe d'élèves du secondaire a été « amené de force » voir La mouette de Tchekhov au Centre national des Arts, à Ottawa. Sur scène, Kim Yaroshevskaya fait oublier Fanfreluche. Elle est Arkadina. Elle est surtout éblouissante. Une petite poignée de jeunes spectateurs écoutent attentivement. Les autres chahutent, lancent des objets sur scène et enterrent les lamentations oedipiennes de Constantin par des « Ostie que c'est plate ! » bien sentis. Pauvres, pauvres, pauvres comédiens...

À la fin de la pièce, plutôt que de remonter à bord de l'autobus jaune avec ses camarades, un adolescent se faufile dans les coulisses et va frapper à la loge de Kim Yaroshevskaya. Ce sera sa première incursion dans le monde rouge et or.

Qu'est-ce qui explique qu'un ado de 15 ans ressorte d'une pièce de Tchekhov complètement transformé et que ses camarades n'y voient qu'une source d'ennui profond ? C'est la question que je me pose depuis la lecture de notre sondage sur les jeunes et la culture. Je ne cesse également de me répéter à quel point les jeunes d'aujourd'hui sont chanceux. Ils ont tout. Ils continuent de se faire pousser dans le dos pour aller au musée ou au théâtre, mais ils ont aussi une foule d'outils pour aller à la rencontre de la culture, pour approfondir leurs connaissances comme bon leur semble.

Notre sondage démontre que, contrairement à ce que l'on peut penser, les jeunes consomment plus de culture que leurs aînés. C'est plutôt surprenant. Mais on apprend aussi que les réseaux sociaux guident leurs choix. Cela confirme ce que certains observent depuis quelques années et ce que d'autres redoutent plus que tout.

Je ne fais pas partie des pessimistes qui pensent que le web et les réseaux sociaux nuisent à l'apprentissage de la culture, bien au contraire.

Je suis moi-même un adepte de YouTube et d'autres sites web (j'y consacre autant de temps qu'à la télé) et j'y trouve des trésors. J'y vois des choses formidables. Vous voulez un documentaire sur les poètes français sous l'Occupation ? Paf ! Vous l'avez ! Vous voulez revoir Le Sea Horse avec Denise Filiatrault et Jacques Godin ? Paf ! Vous l'avez ! Vous voulez regarder une entrevue avec Michel Tremblay du temps qu'il portait des djellabas ? Paf ! Vous l'avez !

YouTube, c'est Les beaux dimanches à la puissance mille des jeunes d'aujourd'hui. Ils pénètrent dans ces labyrinthes et font des découvertes dictées par leurs goûts. C'est le sommet de la démocratisation de la culture. Tout le monde y a accès. Et cela n'a plus rien à voir avec les classes sociales ni la position géographique. Cela a à voir avec la volonté, avec l'envie, avec le désir. Un jeune de Montréal, de La Sarre ou de Moncton peut avoir accès à ces trésors s'il le veut, quand il le veut.

Cela dit, même si les réseaux sociaux font office de portes battantes sur la culture, je crois qu'il faut continuer à inciter les jeunes à franchir d'autres portes plus difficiles à ouvrir. 

C'est ce dont j'ai parlé avec Martin Bibeau, enseignant depuis 1993 dans une école secondaire de Saint-Michel et vice-président de l'Alliance des professeures et professeurs de Montréal.

Selon lui, les parents et l'école doivent continuer à procurer un « socle commun » de connaissances aux jeunes. « Tu ne peux pas affirmer que tu aimes ou que tu détestes quelque chose si tu ne le connais pas », m'a-t-il dit.

Bibeau montre du doigt le manque de coordination au sujet des oeuvres littéraires imposées aux élèves. Depuis quelques années, chaque professeur est responsable de ce choix (en partenariat avec ses collègues ou la direction de son école). Il souhaite le retour de listes claires et solides pour chaque niveau du secondaire.

Martin Bibeau pense aussi que le milieu de l'éducation n'est pas encore parvenu à se conjuguer au monde des technologies, de l'internet et des réseaux sociaux. Il a entièrement raison. C'est là que le bât blesse, à mon avis. On accuse un retard dans l'acceptation et l'exploitation de ces instruments modernes.

Imaginez un instant un prof qui demande à ses élèves de rédiger un travail sur Tchekhov à partir d'un document de son choix (film, documentaire, pièce, table ronde, entrevue) trouvé sur le web, notamment sur YouTube. Je crois sincèrement que ce prof aurait du succès.

C'est bien de forcer et d'obliger. Mais il faut laisser les jeunes choisir leur propre chemin vers la culture. Et des chemins, ce n'est pas cela qui manque.

Rien ne saura remplacer le choc émotif que je relate au début de cette chronique. Il s'est déroulé dans un théâtre devant des comédiens en chair et en os qui portaient une étoffe. Mais ne fermons pas les yeux sur les autres moyens qu'offre notre siècle pour ériger son socle de connaissances.

***

Merci à Kim Yaroshevskaya qui, un jour de 1978, m'a ouvert la porte de sa loge et m'a très gentiment invité à m'asseoir à côté d'elle pendant qu'elle se démaquillait. Je n'ai jamais oublié cet instant. Grâce à elle, j'ai appris à ne pas avoir peur des acteurs, à ne pas avoir peur du théâtre, à ne pas avoir peur de la culture. Merci à l'inventeur de YouTube. Grâce à lui, je m'endors chaque soir un peu moins con.