L'envie de voir ailleurs, de déménager son esprit de place. L'envie de bourlinguer, de prendre le large, d'imposer à ses yeux des images inédites, inattendues. C'est l'appel du voyage et des vacances. On en entend beaucoup parler depuis quelques jours. Au bureau, dans les cafés, au gym, à la librairie où je me suis procuré un guide sur Chicago.

Chaque année, vers la même période, on vit la même chose. On devient des bernard-l'hermite qui se tortillent dans leur carapace afin de s'en débarrasser. Va chez le diable, maudite carcasse d'hiver ! On veut du soleil, on veut des couleurs, on veut de l'air, on veut sacrer le camp. Et le voyage permet tout cela. Alors on en rêve. On le choisit minutieusement, on le prépare afin qu'il soit rien de moins qu'exceptionnel.

Voyager est l'un des grands bonheurs de la vie. En quelques décennies, de plaisir rare pour riches, il est devenu un but essentiel à atteindre. C'est fou, le nombre de jeunes autour de moi qui ont fait d'ambitieux voyages avant l'âge de 25 ans. J'entends constamment des parents me dire : « Ma fille est partie en voyage pendant six mois avec son sac à dos. » Ou encore : « Mon fils visite l'Asie pendant trois mois. Il prépare déjà un voyage en Afrique du Sud pour l'an prochain. »

Je vous parle de cette belle « maladie » qu'est l'envie du voyage, car j'ai lu cette semaine M Train de Patti Smith. Cet ouvrage est l'une des belles choses qui m'ait été donné de lire sur le voyage. 

Toutes les formes de voyage. Celui que l'on fait en amoureux pour connaître ce plaisir unique de découvrir quelque chose de nouveau à deux. Celui que l'on fait pour fuir quelque chose ou pour panser une peine. Celui que l'on fait à travers les livres. Celui que l'on fait à l'intérieur de soi, en traversant une rue.

D'ailleurs, ce petit voyage de l'autre côté de la rue, Patti Smith le faisait tous les matins lorsqu'elle enfilait son manteau, son bonnet et qu'elle allait déguster un café, une toast et un ramequin d'huile d'olive au café 'Ino qui se trouvait en face de chez elle, dans Greenwich Village (je parle au passé, car en allant sur Google, j'ai vu que le café était fermé). Là, elle y trouvait SA table. Retrouver SA table était une obsession. D'ailleurs, un matin, elle est arrivée et a découvert des gens à SA table. Elle est allée patienter 10 minutes aux toilettes, le temps qu'ils partent.

À cette table, elle était bien. Elle pensait à toutes sortes de choses. Elle voyageait. C'est à cet endroit que ce livre a trouvé sa source. Elle y a composé des chapitres courts et denses dans lesquels elle raconte des instants de sa vie. Elle le fait comme elle prend des photos avec son vieil appareil Polaroid. Elle le fait comme on parle à un ami.

Le livre s'ouvre sur un voyage en Guyane française avec Fred « Sonic » Smith, son mari, dont la mort récente lui a causé un grand vide. Les deux amants s'étaient donné comme but d'aller voir l'une des colonies pénitentiaires de cette île, là où les pires criminels étaient envoyés. Patti Smith s'était fixé comme mission d'y prendre quelques cailloux et de les offrir à Jean Genet. Le récit qu'elle fait de ce périple est aussi captivant qu'émouvant. Et c'est comme cela pendant les 250 pages de ce livre autobiographique.

Je dis autobiographique, mais ce qui est fascinant avec M Train, c'est que Patti Smith, icône du mouvement punk, amie de Ginsberg, Burroughs, Mapplethorpe et Sam Shepard, y évoque ses activités d'artiste que très rarement. Ce récit aurait été écrit par une pure inconnue que notre intérêt serait totalement le même. Nous sommes en face de la démarche d'une auteure. Une vraie.

Patti Smith possède une grande qualité, essentielle aux écrivains : elle a une caméra à la place des yeux. Elle a surtout une façon unique de transformer chacune des scènes observées en mots sans pour autant sombrer dans une poésie mielleuse. Un exemple : « Elle portait un sac en tapisserie délavée. Il y avait quelque chose de poussiéreux dans son allure, on l'aurait dite tout droit sortie des boyaux d'une fonderie. Quand elle a posé son sac et s'est éloignée, les passants ont paru visiblement décontenancés. »

Plus loin, elle raconte comment elle a jeté son dévolu sur une baraque mal en point située sur Rockaway Beach, près de New York. Encore là, la description de choses banales revêt un style littéraire digne des plus grands auteurs. Voici un passage où elle quitte un vulgaire restaurant chinois. « J'ai réglé ma note et la vieille dame a retourné le signe Ouvert dès l'instant où j'ai refermé la porte, alors qu'il restait des clients à l'intérieur, en plus du chien et du yo-yo. J'ai eu la nette impression que, si je me retournais, le Silver Moon aurait disparu. »

Il y a des auteurs qui n'ont à rien à dire et qui pondent des briques de 600 pages. Patti Smith fait exactement le contraire. Ce récit personnel, amorcé avec Just Kids en 2010, fourmille de petits détails anodins, de noms d'artistes qu'elle n'évoque jamais gratuitement (Rimbaud, Duchamp, Kahlo). Là où d'autres auraient fait du tape-à-l'oeil et du clinquant, Patti Smith prend l'incroyable matériau de sa vie et en fait un livre où sont enfouis des indices et des pistes qui nous tiennent en haleine. La torrieuse !

À un moment, Patti Smith écrit : « Ce n'est pas si facile d'écrire sur rien. » Ça m'a fait sourire. Et ça m'a fait penser à Pierre Foglia. Quand nous avions un projet de groupe qui réunissait plusieurs journalistes sur un même thème, chacun annonçait son sujet. Lui, il se contentait souvent de dire : « Moi, je vais écrire sur rien. » Il faut se méfier de ceux qui vous disent cela. Ils s'en vont écrire et vous balancent ensuite des textes qui vous en font prendre plein la gueule.

M Train

Patti Smith

Éditions Gallimard 272 pages

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Just Kids

Patti Smith

Éditions Folio 416 pages

Image fournie par la maison d'édition

M Train de Patti Smith

Image fournie par la maison d'édition

Just Kids de Patti Smith