Le milieu culturel québécois se souviendra longtemps de la journée de mercredi. Elle fut noire. Elle fut de celles qu'on veut oublier. Elle a marqué la mort, la deuxième, du cinéaste Claude Jutra.

La journée a commencé abruptement avec la publication dans La Presse+ du témoignage-choc d'une présumée victime de Claude Jutra. Dans ce reportage de mon collègue Hugo Pilon-Larose, on apprenait que Jutra a agressé sexuellement un garçon alors que celui-ci avait 6 ans. Ce «cauchemar» a duré une dizaine d'années. On est loin de «l'éphébophilie», un terme que certains lecteurs m'ont recommandé d'utiliser dans mes chroniques au lieu de «pédophilie». J'aimerais dire à ceux-là qu'à 6 ans, on est un enfant, pas un éphèbe.

C'est Ségolène Roederer, directrice générale de Québec Cinéma, qui a utilisé le mot le plus juste pour décrire ce que nous vivons collectivement en ce moment. Lors du point de presse de l'organisme au cours duquel on a annoncé le retrait de Jutra des trophées qui portent son nom, elle a parlé de deuil. Elle avait raison.

Il régnait une grande incompréhension, mercredi, lors de ce point de presse. Une forme de déni aussi. On sentait surtout une grande tristesse.

Malgré cela, chapeau à Québec Cinéma d'avoir bravé la tempête et d'avoir agi aussi rapidement. Très tôt mercredi matin, Patrick Roy, président du conseil d'administration de Québec Cinéma, s'est entretenu avec la ministre de la Culture, Hélène David, et la directrice générale de la télévision de Radio-Canada, Dominique Chaloult. Ensemble, ils ont décidé de modifier le nom et de créer un nouveau trophée.

À l'annonce de cette décision, j'ai eu une pensée pour la famille du sculpteur Charles Daudelin. L'artiste avait créé une sculpture en hommage à Claude Jutra dans le parc situé à l'angle de Prince-Arthur et Clark. C'est cette sculpture qui a inspiré la forme du trophée. En quelques mois, Daudelin perd ce trophée, la sculpture qui l'a inspiré et voit l'aménagement du square Viger, qu'il a signé en partie, démantelé. Mauvaise période pour ce grand artiste.

La tristesse s'entendait dans la voix de Normand Brathwaite, à qui j'ai parlé mercredi. Brathwaite faisait partie d'un groupe de jeunes comédiens qui, avec Marc Béland, Markita Boies, Hélène Mercier et Jacynthe Vanier (qui s'est suicidée peu après la mort de Jutra), étaient des habitués de la maison que Jutra avait dans la rue Laval, près du square Saint-Louis (aujourd'hui la Maison des écrivains).

Normand Brathwaite était cassé. Il n'en revenait pas de découvrir le côté sombre de cet homme qui fut pour lui une sorte de maître. «C'est tellement dur... Je me vois forcé de renier un ami. Je n'ai pas le choix, car si je pense à mon fils, je me dis que je ne voudrais tellement pas que ça lui arrive.»

Interviewé au beau milieu d'une répétition de Belle et Bum, Normand Brathwaite m'a dit qu'il n'arrivait pas à chasser certaines images sordides de sa tête. «Je ne pense qu'à ça. Je repense aux belles soirées qu'on a passées avec lui et je me dis: faisait-il cela à ce moment-là?»

Il y avait donc de la tristesse. Mais aussi de la colère. Jacques Godbout, éditeur et membre du conseil d'administration des Éditions du Boréal, tentait d'apaiser sa furie lorsque je l'ai joint. Le reportage de La Presse+ a calmé sa colère en donnant de la crédibilité à la biographie d'Yves Lever sur laquelle il a directement travaillé. Mais Godbout en veut à ces «procureurs improvisés» qui, lors de leur passage sur différents plateaux de télévision, sont venus mettre en doute la réputation de la maison d'édition et le travail de l'auteur.

Jacques Godbout a bien connu Claude Jutra. Les deux hommes ont été des collègues à l'ONF. Il a été renversé d'apprendre ces faits troublants. Il a établi un surprenant parallèle. «Quand j'ai découvert ça, j'ai immédiatement pensé à Michael Jackson. Nous sommes en face de deux hommes doux et charmants, deux hommes qui sont restés en quelque sorte des enfants.»

Quel genre d'ambiance régnera au gala du 20 mars prochain? Difficile de le prévoir.

Ségolène Roederer a dit qu'on allait trouver une façon d'aborder le sujet pendant la cérémonie afin de crever l'abcès. Quelle ambiance régnera également aux Rendez-vous du cinéma québécois, cette grande fête du septième art qui s'ouvre ce soir? Celle-ci sera sans doute plus terne, plus grise.

Malgré les témoignages recueillis par Yves Lever et La Presse, beaucoup de gens se demandent si on ne va pas trop vite dans cette affaire. Beaucoup se demandent si on en fait trop. Pensez-y un instant. À chaque gala des Jutra depuis 18 ans, il y a un homme qui, dans son salon, a le coeur en miettes. Cet homme, chaque fois qu'il tombe sur un film de Claude Jutra à la télé ou une rue qui porte le nom du cinéaste, a la gorge qui se noue. Il pense à l'enfance qu'il n'a pas eue, à l'innocence qu'on lui a volée. Pour cet homme qui vit aujourd'hui seul avec ses trois chats, uniquement pour lui, cette opération est grandement justifiée.

On a toujours dit que Claude Jutra était un brillant cinéaste, mais un piètre acteur. Il était peut-être mauvais à l'écran, mais il a été crédible dans son rôle d'homme charmant qui avait une double vie.

Il a réussi à nous berner. Tous, sans exception. Notre douleur, elle est là. Ne cherchons pas plus longtemps.

Claude Jutra est mort le 5 novembre 1986. Il est mort pour la deuxième fois mercredi.