À la grand-messe annuelle de réflexion alimentaire MAD, qui a lieu à Copenhague maintenant chaque été, il y avait Alain Ducasse, pape actuel de la cuisine française. Il y avait aussi Rene Redzepi, chef du très grand Noma et organisateur de l'événement. Il y avait David Chang, figure de proue de la vague néo-asiatique américaine, et Alex Atala, chef chouchou brésilien. Bref, il y avait eux et plusieurs autres gros canons.

Mais la vraie vedette de ces deux jours de discussions tous azimuts sur l'alimentation et la cuisine, qui se sont terminées lundi dans la capitale danoise, fut selon moi une personne qui n'a pas de restaurant. Qui n'a écrit aucun grand traité scientifique. Qui n'est ni boucher spectaculaire - l'Italien Dario Cecchini a ouvert les discussions dimanche matin en éventrant un cochon sur scène - ni journaliste émérite - Jonathan Gold, le seul journaliste gastronomique à avoir gagné un Pulitzer, faisait aussi partie du lot.

La vraie vedette, selon moi, fut une petite fille de 10 ans.

Une petite fille qui est arrivée sur scène remplie de joie, allumée, qui venait de demander un bonbon dans les coulisses comme seul caprice de vedette. Une petite fille qui a été si émue par les applaudissements déchaînés de la foule venue l'écouter qu'elle n'a pas pu ouvrir la bouche.

Devant les cris, elle a fondu, s'est blottie contre son papa David et l'a laissé prendre la parole à sa place.

Cette écolière s'appelle Martha Payne. Si vous ne connaissez pas son histoire, laissez-moi vous la raconter.

Martha est une jeune fille habitant dans la petite communauté de Lochgilphead, sur la côte ouest de l'Écosse, qui a décidé en avril 2012 de se lancer en journalisme après avoir été impressionnée par une journaliste venue à son école. Avec l'aide de son père, elle a commencé à tenir un blogue appelé NeverSeconds, dont le concept est très simple: afficher des photos de ses repas à la cafétéria de son école et ajouter des notes, comme on le fait dans les journaux quand on évalue les restaurants - incluant le nombre de bouchées et de cheveux trouvés dans l'assiette.

Aidé par quelques tweets de son papa, son blogue est rapidement devenu populaire. Et puis incroyablement populaire: quelque 50 000 internautes par jour venant voir des images d'une tristesse infinie. Un bout de pizza. Une seule croquette de pomme de terre. Un muffin. Pas assez pour l'appétit de Martha, a-t-elle expliqué par la voix de son père à la foule de chefs, journalistes, producteurs et autres gourmets en tous genres formant l'assistance de MAD. Pas assez de nourriture, donc, pour être bien concentrée sur les bancs d'école en après-midi.

Alors qu'elle attirait l'attention sur la piètre qualité des repas scolaires et qu'elle influençait la direction à changer un peu le menu pour faire plus de place aux fruits et aux légumes, notamment, Martha a décidé d'aller un peu plus loin. Il y a pire que mal manger en Écosse. Il y a ne pas manger du tout en Afrique. Martha a donc décidé d'inviter les visiteurs de son blogue à donner de l'argent à une bonne cause, Mary's Meal, qui soutient des enfants au Malawi.

Là encore, énorme succès. Rapidement, ses lecteurs se sont mis à donner. Grâce à tout l'argent récolté par le blogue, soit plus de 150 000 livres (près de 250 000$) depuis son association à cette cause, 14 000 enfants pourront manger pendant un an. Une nouvelle cuisine a en outre été construite. Martha a dépassé son objectif de 1868%.

Mais Martha a aussi connu quelques embûches.

Trois mois après le lancement de NeverSeconds, on est venu chercher la petite dans sa classe pour l'emmener au bureau du directeur de l'école. Là, elle s'est fait dire qu'elle devait arrêter de prendre des photos de ses repas à la cafétéria. Que la mauvaise presse pour la cafétéria générée par tout l'intérêt du Royaume-Uni et même du monde entier pour le projet de Martha - alias Veg sur son blogue - démoralisait le personnel. La fillette est donc rentrée chez elle pour écrire ce qu'elle pensait être sa dernière entrée. Au revoir.

Évidemment, cela n'a fait qu'enflammer les appuis. Le père de Martha a reçu sur le coup, en 24 heures, 11 000 courriels révoltés. De partout des hauts cris se sont fait entendre pour dénoncer ce bâillon. Des politiciens, des groupes anti-censure. Même le chef Jamie Oliver s'en est mêlé. Deux jours plus tard, la commission scolaire régionale changeait son fusil d'épaule et laissait l'écolière reprendre son travail.

Aujourd'hui, Martha continue d'écrire dans son blogue. Elle est allée au Malawi voir l'école où vont les dons amassés grâce à son initiative. Elle publie aussi les photos qu'on lui envoie de partout dans le monde. Toujours sur le même thème. Un plateau. Un repas.

Mais Martha continue surtout d'être une petite fille décidée. À MAD, elle se promenait en s'amusant avec sa soeur cadette, Polly, effaçant un gros mot écrit sur le programme chaque fois qu'elle en apercevait un. Rieuse comme une petite Fifi Brindacier écossaise. Toujours prête à répondre aux questions. Toujours prête à changer quelque chose sur son chemin.