Il y a 30 ans, l'idée même d'interdire totalement la cigarette dans les bars ou, mieux encore, sur les terrasses semblait absolument saugrenue.

Dehors ? Sur le trottoir ? Devant, derrière le restaurant ? Ben voyons...

Aujourd'hui, c'est normal. Personne n'a envie de respirer l'arsenic, le cyanure, le buta-1,3-diène ou la nicotine du voisin.

Ceux qui sont nés comme moi entre deux épisodes de Mad Men le savent : imposer le port de la ceinture de sécurité en voiture a été une galère, des tonnes de conducteurs clamant la perte de leurs libertés de mouvement fondamentales. Même réticence pratique quand vint le temps d'imposer le ramassage des crottes de chien.

Il y a des coutumes dont on oublie qu'elles étaient jadis banales et qui semblent aujourd'hui des aberrations. Fumer dans l'avion ? Faire du vélo, à 8 ans, sans casque ? Manger des hamburgers bien saignants ?

Pas besoin de regarder le futuriste Black Mirror ou les plages rétro années 80 de This Is Us pour savoir que tout change très, très vite... Un jour, j'en suis certaine, je le répète, nous regarderons nos habitudes téléphoniques actuelles et nous nous trouverons bien irresponsables.

Est-ce à dire qu'un jour, on regardera aussi cette directive anti-viande de WeWork, le géant des espaces de travail collectifs, comme le présage d'une nouvelle normalité ?

On en a parlé mardi dans La Presse. La société de 6000 employés à travers le monde, dont Montréal - deux étages à Place Ville Marie notamment -, ne veut plus que de la viande soit servie dans le cadre des activités de l'entreprise. Plus de hamburgers remboursés sur les notes de frais. On veut ainsi lutter pour la conservation de l'environnement malmené par l'élevage industriel et défendre le bien-être animal.

Dans cinq, huit ans, en parlerons-nous encore, ou est-ce que ce sera devenu trop courant pour qu'on en fasse grand cas ?

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Je ne déteste pas cette idée d'intervenir, comme entreprise, pour encourager de meilleures pratiques écolos. Agir sur le plastique jetable. La diminution de la consommation de papier. Faciliter les déplacements en transports collectifs ou actifs... 

Mais est-ce qu'interdire la viande est la solution ?

Pas sûre.

Pour bien des raisons.

D'abord, il y a une véritable question de liberté fondamentale. Je crois qu'existe le droit au steak, peu importe ce qu'en pensent les autres, qu'ils soient végétariens, véganes ou militants anti-gluten.

Ensuite, j'aurais préféré une directive plus constructive, qui parle vraiment d'écologie. Quelque chose qui aurait dit qu'on ne rembourserait plus, qu'on ne servirait plus d'ingrédients industriels sans âme, de produits remplis d'additifs chimiques pour en transformer le goût ou la texture, plus d'aliments venus du bout du monde sans garantie écolo, dont on ne peut dire s'ils ont été cueillis, fabriqués par des gens bien traités, bien payés. Une directive encourageant la consommation locale, des prix justes pour des agriculteurs qui tiennent nos campagnes à bout de bras. Une directive rappelant que la consommation de viande bio ou naturelle, produite dans des conditions saines et humaines, de viande vendue à un prix reflétant le travail de l'éleveur, le soin porté aux animaux, peut aussi faire partie des mesures à prendre pour assurer l'avenir de la planète.

J'aurais préféré, donc, quelque chose de plus profond dans la compréhension des enjeux agricoles. 

Mais aux États-Unis - parce que WeWork, c'est américain -, on a raffiné l'art de chercher des solutions façon pensée magique, faciles à résumer, faciles à implanter. Pas de viande : c'est simple.

Beaucoup plus simple que d'enseigner l'art de vivre en faisant preuve de modération, de compréhension. Beaucoup plus simple qu'apprendre une façon de voir la consommation, et son impact sur l'environnement, différemment.

Arrêter la viande pour la remplacer, disons, par des substituts végétaux issus de graines génétiquement modifiées, cultivées avec des engrais et des pesticides chimiques, par des gens sous-payés, est-ce nécessairement la voie de l'avenir parce que c'est végé ?

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Je parlais plus tôt de la cigarette. Dans ce cas-là, la recherche, la science l'a montré : c'est mauvais pour la santé. Pour sa propre santé. Et pour celle des autres, qui finissent par respirer de la fumée secondaire sans l'avoir voulu.

Dans le cas de l'alimentation, on a affaire à une réalité totalement différente. L'humain est omnivore. Manger de la viande fait partie de son alimentation depuis toujours et il a traversé les millénaires en en mangeant. Le problème est ailleurs.

Le problème, si on veut le résumer à grands traits, c'est le complexe industriel qui produit de la viande de mauvaise qualité tout en traitant mal les animaux et qui la cuisine ensuite en y ajoutant toutes sortes d'additifs douteux pour la conserver, la saler, lui donner du goût, le tout en gaspillant. Le problème, ce sont aussi les chaînes qui paient mal leurs employés, leur offrent des conditions de travail non optimales, qui surconsomment côté emballages, le tout pour nous offrir des boulettes de viande hachée qu'on devra surcuire pour ne pas attraper de vilaines bactéries.

Dans un monde idéal, ce qu'il nous faudrait donc, ce n'est pas une interdiction de viande, c'est une sorte de certification façon LEED ou ISO - gratuite ! Ça fait partie des responsabilités du gouvernement - qui ferait le boulot à notre place pour nous dire si la nourriture que l'on consomme, venue de telle épicerie, tel resto, tel comptoir, répond à des normes à la fois environnementales, sanitaires et humaines.

Pour tout ce qui touche les préférences alimentaires, pour tout ce qui concerne les goûts, on ne s'en mêlera pas. Ils sont tous dans la nature, de toute façon.