Avez-vous déjà mangé un dessert à base de colostrum de vache? Ce premier lait après la naissance du petit veau, si riche qu'on n'a pas besoin d'y ajouter des oeufs pour en faire de la crème brûlée, comme chez Fäviken Magasinet, en Suède?

Ou alors du flanc au plancton microfiltré et des palourdes de 100 ans, à la manière de Noma, à Copenhague, au Danemark?

Des tortellinis à la crème du lait destiné au meilleur des parmesans, comme on en trouve à l'Osteria Francescana, en Italie?

Il fut un temps où les restaurants les plus luxueux concentraient leurs efforts autour du caviar, des truffes, du homard et du foie gras.

Aujourd'hui, c'est le monde à l'envers.

On met du foie gras dans la soupe aux pois et dans les hamburgers à la Cabane d'à côté, à Mirabel.

Et on élève la betterave à des sommets dans les trois étoiles à L'Arpège, à Paris.

Parfois, comme au Central, à Lima, au Pérou, c'est même la pomme de terre qui devient un produit de luxe!

Le luxe n'est vraiment plus où il était.

Bien sûr, il demeure exquis dans le cérémonial tout classique de grandes tables à nappes blanches avec champagne à l'accueil et argenterie.

Je mettrais dans cette catégorie le légendaire Plaza Athénée ou encore Le Pavillon Ledoyen à Paris, tables ultra-luxueuses historiques qui réussissent à rester à l'avant-plan, notamment grâce au travail de créativité moderne de Yannick Alleno au Ledoyen et de Romain Meder, sous la gouverne d'Alain Ducasse, au Plaza Athénée.

Si vous cherchez du luxe étoilé, avec petit pouf pour déposer le sac à main, veste, voire cravate obligatoire pour monsieur et cave remplie de Pétrus et autres Yquem, il est là. Ce luxe, je l'ai rencontré aussi à l'Enoteca Pinchiorri à Florence ou encore chez Daniel à New York, où on fait le canard au sang au guéridon, comme à Paris, à l'époque, avec la presse en argent et tout le tralala.

Mais le luxe du luxe a bougé.

Il est dans la rareté de la réservation. Au nouveau Noma à Copenhague, qui vient de rouvrir après un déménagement dans un nouvel espace spectaculaire signé par le starchitect Bjark Ingels, la saison d'été consacrée aux légumes s'est remplie en quelques minutes. Tout a été vendu sur-le-champ. Parce que, dois-je préciser, on achète d'avance sa place. Comme à un concert rock. Même chose chez Fäviken.

À l'Osteria Francescana, à l'Eleven Madison Park à New York - meilleur restaurant au monde selon la liste des 50Best - ou chez Tickets à Barcelone, même chose. Il faut s'armer de patience, attendre, s'installer devant son ordinateur aux aurores quand les places s'ouvrent. Le luxe, c'est d'avoir réussi à trouver une place.

Le luxe, c'est aussi le déplacement. C'est le voyage. La découverte d'un lieu.

C'est la vue sur le parc du Bic et les couchers de soleil sur le fleuve, quand on part manger Chez Saint-Pierre dans le Bas-du-Fleuve.

Le luxe, c'est l'expédition chez Fäviken, à Järpen, une fois qu'on a réussi à acheter un repas dans ce restaurant où la salle à manger principale compte 16 places. On prend l'avion de Stockholm pour monter dans le Nord-Ouest, quelque 750 km plus loin. On cherche une chambre. On va faire du ski à Are non loin, la montagne d'Ingmar Steinmark. Le luxe, c'est de pouvoir prendre le temps d'aller si loin et de savoir en profiter.

Le luxe, c'est un écrin. Bien sûr, quand il est doré comme au Meurice à Paris ou à l'Auberge du pont de Collonges où officiait Paul Bocuse près de Lyon, il saute aux yeux. Surtout s'il vient avec du Meursault, du Haut Brion et un potage en croûte, aux truffes.

Mais le luxe, ce sont aussi les oeuvres d'art muséales de l'Osteria Francescana (Sylvie Fleury, Maurizio Cattelan, Joseph Beuys)... C'est la vue sur la Méditerranée du Mirazur à Menton. C'est l'élégance de l'austérité bretonne chez Olivier Roellinger.

Le luxe, c'est aussi d'être au courant. Au Québec, le chic du chic, c'est d'avoir réussi à mettre la main sur telle ou telle bouteille de vin. Un petit producteur en biodynamie. Un artisan des coteaux cachés de l'Etna ou des collines du Frioul. Pas nécessairement parce que ces vins sont hors de prix. Mais parce qu'il fallait savoir que l'arrivage débarquait ici à telle date. Parce qu'il fallait être sur la liste d'envoi de l'agence. Parce qu'il fallait avoir lu que ce vin existait, brillait. Le luxe, c'est souvent de boire du vin naturel instable, mais qui mérite qu'on prenne le risque qu'il soit délicieux.

Le luxe, c'est aussi les gens. C'est l'accueil parfait de Will Guidara à l'Eleven Madison Park ou de Josep Roca au Celler de Can Roca à Girone ou de Vanya Filipovic à Montréal, chez Joe Beef ou au Vin Papillon. Le luxe, c'est souvent d'apprendre à connaître des gens autant que leurs vins ou leur cuisine. On choisit une bonne table et on y retourne assez pour que le luxe véritable soit le respect, les liens qui se créent. Le luxe, c'est la recommandation spéciale qui tient compte du goût de l'un ou l'autre, c'est la salutation en arrivant, la place réservée, l'accueil personnalisé. Le luxe, c'est le privilège des habitudes qui s'ancrent ainsi. Ce sont les histoires à raconter. Les certitudes et les réconforts. Et à travers tout ça, ce sont les bons moments qui tiennent beaucoup plus aux contacts humains qu'à la rareté d'une épice ou au prix d'une bouteille. Le luxe, c'est l'amitié.

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Le chef Alain Ducasse au restaurant Le Meurice, à Paris.