J'ai fait mon « coming-out » il y a maintenant exactement 10 ans.

C'était en janvier 2007 à la une de l'un des cahiers de La Presse. « Et si, pendant ce temps, loin du regard des Montréalais qui la snobent ou l'ignorent bêtement, Toronto était en train de devenir une ville aussi vibrante, culturellement parlant, que Montréal ? Et peut-être même plus, à certains égards », m'étais-je en effet risquée à demander publiquement, avouant ainsi mon affection pour la grande ville ontarienne.

C'est drôle d'y penser aujourd'hui, mais à l'époque, je savais que j'aurais droit à mille vives réactions, et ce fut le cas. De gens qui riaient de moi, qui m'accusaient presque de trahison, mais aussi de bien d'autres, qui venaient me voir pour confesser gentiment ce secret inavouable. « Moi aussi, j'aime ça. »

Depuis, j'ai écrit un guide, Carnet d'une urbaine à Toronto, et j'y suis retournée trop de fois pour les avoir comptées, pour le plaisir et pour le boulot. Je vous ai dressé des listes de coups de coeur en matière de restos, de cafés, de boutiques, de galeries, j'ai sondé les banlieues à la veille de je ne sais plus quelle élection, crapahuté chez les électeurs de Rob Ford, couru sur les rives du lac Ontario, arpenté les quartiers chinois - je pense qu'il y en a six -, j'y ai même presque croisé le pape et rencontré pour vrai la reine de la cuisine Nigella Lawson.

Et à travers tout cela, mon plaisir de retourner passer du temps dans la métropole ontarienne n'a jamais changé. Ce qui s'est transformé, c'est l'attitude ici.

D'énergumène, je suis tranquillement devenue banalité.

En dix ans, les Montréalais qui aiment Toronto sont devenus des jeunes, des boomers, des tatoués, des musiciens, des entrepreneurs, des codeurs, des artistes, des mères de famille, des scientifiques, des gens engagés, des étudiantes, bref, ce sont maintenant votre ami, votre voisine, votre collègue. Et ils se fondent dans la foule, car ils sont nombreux et ils ne sont plus particulièrement spéciaux.

Les préjugés se sont effacés, les amitiés se sont consolidées, et avec tout cela ont disparu une inutile fragilité, une vaine frilosité.

Aujourd'hui, la rivalité sur la coolitude n'a plus lieu.

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Cette semaine, il y a toutefois eu un petit regain de discussion sur le sujet - de Montréal ou de Toronto, quelle ville est la plus délicieuse ? - quand David McMillan, le chef copropriétaire du Joe Beef, a signé une déclaration d'amour à la capitale torontoise dans la revue Foodism. « Toronto est maintenant la grande ville canadienne de la cuisine. Je pense qu'on a peut-être perdu ce titre à Montréal... », a-t-il écrit.

Mais à Montréal, personne ne s'en est beaucoup étonné, encore moins scandalisé. On sait que Toronto a maintenant de bons restaurants, toutes catégories confondues : du plus petit bouiboui ethnique sympathique aux grandes tables comme le Canoe, perché en haut d'une tour signée Mies van der Rohe avec vue sublime sur le lac, la ville et la tour du CN. Et tout le monde sait aussi qu'il y a de l'énergie parce que, justement, Toronto est encore en pleine découverte de ses talents culinaires. Et on sait qu'il y a de la prospérité. Et on voit que la métropole s'inscrit dans une mouvance d'effervescence gustative qui traverse tous les pays occidentaux naguère considérés comme ennuyeux. Maintenant, les gourmets se précipitent à Copenhague, Vienne, São Paulo... Pourquoi pas Toronto ?

Cela convenu, est-ce dire que Toronto est devenu une capitale internationale de la gastronomie dépassant Montréal sur l'échiquier de la bonne cuisine ?

Surtout, est-il nécessaire de poser cette question ?

Toronto bouge, Toronto progresse, Toronto se donne les moyens d'essayer, Toronto n'a plus rien à voir avec les clichés de naguère, mais Toronto demeure une ville surtout vivante, avec ses qualités et ses défauts.

Et comme à Montréal, Québec ou Vancouver, New York ou Londres, il y a moyen d'y manger franchement très bien. Mais à condition de savoir où on va. À part Bangkok ou Tokyo, peut-être Lima grâce aux ceviches, je ne connais plus de ville où on peut réellement se permettre de choisir ses restos à l'aveuglette, « parce que c'est bon partout ». On disait ça de Paris quand j'étais enfant. On ne le dit plus. Et je ne dirais certainement pas ça de Toronto.

Mais cette ville a une richesse multiculturelle qui lui permet d'avoir aussi sa propre palette culinaire. La taille de la communauté d'origine chinoise, par exemple, lui confère une multiplicité enviable de tables où les spécialités régionales sont souvent brillamment déclinées. Même chose pour tout ce qui touche la cuisine du sous-continent indien. Et Toronto a aussi une vaste population d'origine italienne, et cela s'inscrit dans ses gènes à table aussi.

Ce sont des évidences, mais ça demeure vrai.

Autre réalité incontournable : Montréal est francophone.

Malheureusement, notre histoire ne nous a pas permis de développer notre gastronomie comme l'ont fait les autres descendants de nos ancêtres les Gaulois. Ils ont le paris-brest et le saumon à l'oseille, on a les bines et la poutine. Mais notre proximité linguistique a facilité des échanges culturels qui nous ont donné une longueur démocratique d'avance, le temps venu de puiser en France idées, expertise et connaissances culinaires.

Comme le dit souvent David McMillan lui-même, ce qui est particulier à Montréal, en comparaison du reste de l'Amérique du Nord, c'est la profondeur de l'appréciation de la cuisine variée. Et cela est dû, j'en suis certaine, à notre fréquentation collective assidue de l'Hexagone.

L'Express, par exemple, n'a pas attendu que St. John à Londres secoue les papilles anglo-saxonnes et amorce cette révolution du rustique vrai et délicieux qui a fini par atteindre Toronto, pour servir de l'os à moelle. C'était, après tout, depuis toujours aux menus des brasseries françaises. Et on en mangeait donc rue Saint-Denis dans les années 80 et je dirais même dans nos maisons bien avant ça. J'ai grandi sur le camembert des repas de fêtes et les croissants du dimanche du Duc de Lorraine. Pas mes amis des Beaches ou de Lesleyville.

Mais essayez de trouver des dumplings cantonais aussi authentiques et savoureux à Brossard qu'à Markham. Bonne chance. Et des dosas comme à Mississauga ?

Montréal et Toronto bougent chacun à leur façon, avec leur ADN, leurs coups de gueule et leurs failles.

Bon appétit, mon ami.