Le député européen écologiste José Bové n'a jamais pu aller à la conférence publique à Montréal où, invité par le Conseil des Canadiens, il devait parler mardi soir de l'accord de libre-échange avec l'Europe qui doit être signé le 27 octobre. Le légendaire altermondialiste était coincé à la frontière, à l'aéroport, où on lui a fait savoir qu'il ne pouvait pas entrer au Canada (avant qu'on lui apprenne, plusieurs heures plus tard, que les autorités avaient finalement changé d'avis et qu'il pouvait rester sept jours).

Mardi soir, donc, il n'a pas pu rencontrer Annamaria Martin, une productrice de lait de la Montérégie qui, accompagnée de son collègue Pierre Fabry, un autre agriculteur, est allée au micro pour parler et a failli fondre en larmes.

La raison de ces émotions, lui ai-je demandé plus tard ? Un sentiment d'abandon par ceux qui sont chargés de représenter les fermiers face aux gouvernements qui négocient les traités commerciaux. Le sentiment de ne pas être entendus, de ne pas être appuyés, d'être largués. « Les producteurs, a-t-elle résumé, ils n'en ont plus, de pouvoir. »

S'il était allé à la rencontre où la police des frontières l'a empêché de se rendre, M. Bové, ancien éleveur de brebis, aurait pu voir qu'ici, la situation des petits et moyens agriculteurs, ceux-là mêmes dont il a toujours défendu l'existence et l'importance, est encore plus difficile qu'il ne le pense quand il critique l'accord commercial.

La structure même de notre système, avec les monopoles syndicaux, fait que les voix qu'on entend parler au nom des agriculteurs sont généralement celles d'immenses entreprises ou regroupements, des entités qui veulent concurrencer leurs immenses vis-à-vis, que ce soit en Europe ou ailleurs. Avec leurs défis, leurs difficultés bien légitimes, mais non universelles.

Et où peut-on entendre les petits et les moyens parler de leurs défis, de leurs désirs, de leurs besoins pour se tirer d'affaire dans un monde en constante évolution ? Un monde où leur taille les désavantage, mais peut aussi les avantager, où ils pourraient peut-être adopter des stratégies d'affaires différentes des plus grands pour faire face à des marchés aux besoins nouveaux, de niche, écolos, en quête de créativité...

Si M. Bové avait été là, on aurait pu discuter de tout cela. À la place, hier matin, sans les agriculteurs, je lui ai demandé ce qu'il pensait des inquiétudes des petits, ceux qui ont des fermes de la même taille que la sienne, que ceux qu'il a toujours défendus. « Ces défis se posent ailleurs aussi, a-t-il répondu. Il faut trouver des points communs », créer des alliances stratégiques, bâtir des fronts consolidés... Il faut aussi, dit-il, trouver des stratégies de contestation juridique des accords, cibler les éléments du droit européen et canadien qui sont menacés par les ententes.

Et la signature prochaine ne marque que le début d'un long processus de ratification par les élus qui laisse encore de la marge de manoeuvre pour les opposants.

Il faut donc éplucher les documents.

Entre deux trains.

***

Les arguments de M. Bové au sujet de l'Accord économique et commercial global, l'AECG, touchent évidemment la disparition des tarifs, ce qui aurait pour effet d'augmenter la concurrence de produits étrangers, des deux côtés de l'Atlantique. Mais, en moyenne, ces droits de douane ne sont que de 3 %, donc on ne peut pas dire que le choc serait gigantesque.

Le coeur de l'inquiétude de M. Bové, c'est comment l'entente commerciale donne des outils légaux aux entreprises pour contester les décisions des États. Et ça, argumente-t-il, c'est le nerf de la guerre. L'effritement du pouvoir démocratique de la société civile et des élus de s'opposer aux volontés commerciales des sociétés, voilà ce qui l'inquiète vraiment.

Et c'est effectivement dérangeant.

Notre santé, la santé de la planète, la culture, le patrimoine... Parfois, défendre et promouvoir, cela n'est pas immédiatement rentable. Doit-on encore réellement prouver que les collectivités se doivent de garder le droit d'imposer démocratiquement que la quête de profits ne se fasse pas au détriment, à moyen ou à long terme, de la qualité de vie et des identités ?

Autre élément intéressant de l'argumentaire du célèbre agriculteur militant : protéger le travail culturel et patrimonial des paysans qui ont construit et construisent encore la culture alimentaire mondiale. Ici, on y pense peu, mais de l'autre côté de l'Atlantique, on se demande de quel droit, par exemple, les entreprises nord-américaines peuvent utiliser la propriété intellectuelle collective des agriculteurs et producteurs européens. La feta, exemple cité par M. Bové, est une invention grecque. Comment peut-on en fabriquer ici et l'appeler ainsi sans respecter la propriété collective des Grecs qui ont inventé ce fromage ? De quel droit profite-t-on de la popularité du mot, du concept, pour vendre un produit qui n'en est pas ?

Est-ce que le nouveau traité aidera les collectivités et les agriculteurs à mieux protéger ces savoirs qu'ils ont créés ? Il en doute fort. Tout comme il doute que les accords aident les citoyens à être mieux protégés contre l'évolution scientifique mise au service du profit. On parle ici de clonage, de modification génétique...

Bref, M. Bové pose de bonnes questions.

Mais où sont les représentants officiels des agriculteurs québécois qui devraient les poser haut et fort, souvent, ici aussi, et parler ainsi au nom de tous ? Autre bonne question.