Il y a quelques mois, j'ai croisé Jean-Pierre Léger, celui qui a piloté et fait grandir le Groupe St-Hubert à travers les hauts et les bas du Québec moderne, dans un bistrot du Vieux-Montréal. « Vous avez écrit que les meilleurs sandwichs au poulet en ville étaient ici, m'avait-il alors lancé. Donc, je suis venu goûter. »

Quand je cherche ce qui m'inquiète dans la vente du géant de la restauration québécois à l'ontarienne Cara - pour plus d'un demi-milliard - , c'est ce qui me vient à l'esprit. Cette proximité entre la direction de l'entreprise et le terrain de l'alimentation.

M. Léger a toujours eu le doigt sur le pouls du marché ici.

La culture québécoise, la réalité québécoise, littéralement, il en mange.

Son entreprise, fondée par son père en 1951, a grossi à plus de 10 000 employés parce qu'il a toujours su sentir ce que les Québécois voulaient vraiment plutôt qu'en leur imposant un modèle à l'américaine.

À une époque, le St-Hubert est devenu un lieu de retrouvailles comme tout resto de village, puis est venu le St-Hubert version « arrêt rapide ». Quand est arrivée la vague bio, St-Hubert s'est mis à revoir son approvisionnement. Les baby-boomers ont des bébés ? Vite des espaces de jeu pour les enfants. Les Québécois veulent boire plus de vin ? Alors, ouvrons des restos qui ont l'air de bistrots... La chaîne a toujours su évoluer à la québécoise.

Récemment, une collègue avec qui je mangeais au restaurant m'a dit à la blague en regardant un dessert servi sur une ardoise : « C'est tellement à la mode qu'il y en a sûrement chez St-Hubert. »

Exactement.

La chaîne n'est peut-être pas à l'avant-garde du grand cycle de ce qui est cool ou ne l'est pas. Et je n'irais pas jusqu'à dire que c'est une « adopteuse précoce ». Mais dès qu'une habitude de consommation devient grand public, au Québec, elle est déjà en place.

Dirait-on la même chose d'un Swiss Chalet ou de East Side Mario's ?

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Peu importe la discussion, M. Léger tient souvent à rappeler que les Québécois ont un problème distinct dans la vie, comparé aux autres Canadiens : leur pouvoir d'achat très faible, une fois l'essentiel payé. Donc, l'argent accessible pour les sorties au restaurant est limité. Cela dit, on aime bien manger ou, du moins, nos préoccupations gastronomiques sont différentes de celles des autres Nord-Américains. C'est avec ce casse-tête que la chaîne s'est construite, constamment à la recherche de beau-bon-pas-cher.

C'est dans cette optique que la chaîne s'est penchée sur le cas du vin.

St-Hubert mène depuis des années une bataille pour décloisonner la vente du vin afin d'aider la quête de solutions abordables. Pourquoi ? Parce que la direction comprend que les clients québécois aiment le vin sans façon à la française - une tradition plus ancrée ici qu'ailleurs - , qu'ils ont des goûts quand même raffinés et qu'ils trouvent le prix de revente au restaurant trop souvent dissuasif.

C'est pourquoi St-Hubert s'est toujours dissocié de l'Association des restaurateurs pour réclamer au gouvernement - avec succès - le droit de laisser les clients repartir avec une bouteille à moitié pleine et maintenant, le droit d'apporter une bouteille de vin de l'extérieur en parallèle avec le vin vendu par le restaurant, pratique répandue dans plusieurs autres pays.

Pourquoi n'ai-je pas l'impression que c'est le genre de bataille qui aurait été définie puis livrée par les nouveaux propriétaires ? Il faut bien connaître les Québécois pour sentir leurs humeurs consommatrices et chercher des solutions lucratives.

Autre exemple : la qualité du poulet. Après le scandale de la vache folle en Europe et le questionnement aigu qui a suivi sur la qualité de la viande industrielle dans nos sociétés occidentales - au début des années 2000 - , la chaîne s'est mise à chercher des poulets nourris sans farines animales.

Pendant quelques années, avec le producteur québécois Exceldor, elle a pu servir de tels poulets nourris aux végétaux avant de devoir faire marche arrière, il y a quelques années, à la suite d'un changement de réglementation. Aujourd'hui, St-Hubert propose des poulets nourris de végétaux à 90 %, et M. Léger est activement engagé dans la recherche de solutions pour la production de poulets sans antibiotiques.

Si c'était possible de trouver demain matin un modèle rentable pour fournir les quelque 110 points de restauration de la chaîne avec du poulet parfaitement nourri aux végétaux et sans antibiotiques, il le ferait. « Et je ne lâcherai pas mes idées », dit-il.

« Il faut mettre les antibiotiques de côté une fois pour toutes. » Et M. Léger entend rester près de la chaîne pour poser des questions à cet égard.

« Je ne pourrai pas faire autrement que rester proche de St-Hubert », dit-il.

Mais qui d'autre sera là pour prendre la relève en connaissant aussi bien le marché québécois ?

Cara, qui s'est bâtie en vendant notamment de la « bouffe d'avion », compte des enseignes comme The Keg, Swiss Chalet, Harvey's. Oui, ce sont des chaînes, comme St-Hubert, qui n'est pas parfaite elle non plus malgré ses efforts.

Mais est-ce que je vais croiser Prem Watsa, propriétaire de Fairfax, donc actionnaire prioritaire de Cara, au casse-croûte du coin à la recherche de ce qu'aiment les Québécois ? Pas sûre.

Photo d’archives fournie par St-Hubert

Le grand patron de St-Hubert, Jean-Pierre Léger, a démontré au fil du temps un instinct naturel pour mettre le doigt sur le pouls du marché québécois.