Gilbert Rozon a tout un sens de l'humour. Un humour un peu british. Le genre qui pique sans qu'on s'en rende compte. Le genre qui illustre bien que le rire est une bête complexe, riche, fascinante.

«Vous aimez Game of Thrones?», me lance-t-il quand je lui avoue partager sa passion pour cette série. «Vous aussi, ça vous surprend d'être si quétaine?»

Rozon, qui a fêté ses 60 ans à l'automne et qui pilote la programmation du 375e anniversaire de Montréal, est le fondateur du festival Juste pour rire, devenu avec les années une multinationale du rire et du sourire. Juste pour rire a un événement bien connu tous les étés à Montréal, en juillet, où des dizaines et des dizaines de spectacles d'humour débarquent dans la métropole. Mais l'organisme coordonne mille autres trucs, produit, vend ici et à l'étranger, développe, rayonne... Difficile de cerner tout ce que cela comporte, mais c'est énorme. Et Juste pour rire est autant la machine qui a lancé un paquet d'humoristes québécois que l'événement anglophone couru par les dépisteurs américains à la recherche de nouveaux talents qu'ils espèrent propulser à Hollywood.

Je rencontre Rozon au Bistro Accord, au 22, rue Sainte-Catherine, le restaurant de la comédienne Chantal Fontaine et de l'animateur Guy A. Lepage, qui a maintenant un nouveau chef. «Je veux découvrir», m'avait confié Rozon en organisant l'entrevue. Il n'est pas question d'aller à un endroit qu'il connaît déjà. Il y a un menu à 22,22$ pour le lunch. «Ils vont faire quoi avec l'inflation? Déménager?»

Rozon aime bien manger. Son festival a donné un sérieux coup de pouce au mouvement de cuisine de rue à Montréal, il y a trois ans, alors que c'était encore interdit, en créant le volet «Juste pour nourrir». «D'ailleurs, dit-il, on a payé des amendes.»

Maintenant, il a un nouveau projet, Bouffons, un événement culinaire encore à inventer.

Parce que Rozon n'entend pas se limiter aux spectacles d'humour traditionnels.

Depuis des années, il s'étend, produit des comédies musicales, bifurque vers la musique, le théâtre, le cirque... Dans le milieu des festivals de musique, de théâtre, de cirque, certains le trouvent un peu envahissant.

Lui, il invite tout le monde à organiser des festivals en même temps que le sien. Il ne voit pas pourquoi on devrait se limiter, se cantonner.

«Je refuse d'être enfermé.»

Son modèle, c'est le festival d'Édimbourg, en Écosse, qui déborde de spectacles pendant tout le mois d'août chaque année. «Dix festivals en même temps que le mien? Bien sûr! Je veux créer une masse critique.»

Rozon veut attirer des touristes à Montréal en offrant plus, toujours plus.

Celui qui a déjà songé à se présenter à la mairie, mais qui s'est finalement rallié à Denis Coderre - en écoutant notamment un conseil de Jean Chrétien, dont il est «un grand fan» et dont il admire le jugement -, ne croit pas que Montréal soit arrivé à un nombre suffisant d'événements. «Édimbourg présente 3200 spectacles par jour pendant le festival, lance-t-il, et c'est une ville de la taille d'Ottawa.»

Évidemment, les spectacles y sont de toutes tailles et de toutes envergures et il y a du bon et du moins bon, mais la quantité et la variété font vivre la ville écossaise en attirant un nombre immense de touristes qui finissent tous par y trouver leur compte. «Montréal, ça devrait être pareil. Quand les gens viennent ici, à moins d'être monomaniaques, ils veulent voir un peu de tout. Un peu de théâtre, un peu de musée, un peu de cirque...»

Rozon admet qu'il y a des risques de cannibalisation d'une certaine clientèle québécoise si on multiplie tout très vite, car la tarte n'est pas indéfiniment élastique, mais il croit que pour le rayonnement international de la ville, c'est essentiel de voir plus grand.

De ne pas s'arrêter.

«À Vegas, il n'y a pas qu'un seul show!»

Gilbert Rozon est un des piliers de ce qui se prépare pour le 375e anniversaire de Montréal, en 2017. Il ne veut pas encore annoncer la programmation, mais les préparatifs vont bon train. Le défi le fascine. S'il n'avait pas été fondateur et pilote de festival, il aurait été politicien. «Le côté ingrat de la politique est intéressant, confie-t-il. L'ingratitude me sied bien. Prendre des décisions pas faciles.» En outre, servir rend heureux, poursuit l'homme d'affaires. «Et en vieillissant, on devient plus rond.» Rozon admet qu'il a un ego de taille, mais ajoute que celui-ci a néanmoins été pas mal «rassasié» durant le long chemin parcouru.

La chose publique, en tout cas, le fascine, c'est pourquoi il n'a pas hésité à intervenir durant le conflit étudiant, pour affirmer qu'on ne s'intéressait pas assez à la qualité de l'éducation au Québec. Et il n'hésite pas, aujourd'hui, à dire qu'il est d'accord sur le fond avec la mission du gouvernement provincial de resserrer les dépenses publiques. «Maintenant, la forme est toujours discutable.»

Et comme c'est bientôt le 25e anniversaire de la crise d'Oka et du blocus mohawk dans sa région natale - il vient de Saint-André-d'Argenteuil -, on parle un peu des autochtones. Leur situation s'est-elle améliorée depuis 25 ans, les problèmes sont-ils réglés à Kanesatake? «Ça, c'est vraiment un dossier difficile, celui des autochtones. Je suis allé au Nunavut. J'ai vu ça.» Il parle du taux de suicide, de l'alcoolisme, de la pauvreté. Il se rappelle son enfance, ses 30 points de suture et son nez cassé deux fois en jouant à la crosse. «On jouait contre les Anglais, on jouait contre les Indiens. C'était une autre époque. J'ai des souvenirs particuliers de cette époque-là.» Il se rappelle avoir côtoyé cette communauté mohawk. «Et je me suis toujours demandé comment on aurait pu mieux faire. Et je ne sais toujours pas quoi penser de tout ça.»

Gilbert Rozon

• 60 ans

• A grandi à Saint-André-d'Argenteuil, aîné d'une famille de sept enfants. Il y a encore une maison où il va tous les week-ends quand il est au Québec.

• Père de trois garçons de 19, 21 et 23 ans. Un artiste chanteur-comédien-cinéaste qui a fait ses classes à Los Angeles, un étudiant en philosophie à Queens - «Je lui dis, tu veux débattre? Parce que moi, j'haïs pas ça, débattre - et un homme d'affaires qui travaille avec lui au festival Juste pour rire.

• A fondé le festival Juste pour rire en 1983, marque qui rayonne aujourd'hui dans 150 pays, avec toutes sortes de produits (spectacles, émissions de télé, festivals, etc.).

• Rozon a dirigé le festival pendant 25 ans, a cédé ce poste au cofondateur Alain Cousineau en 2008. Demeure chef de la direction du groupe et président du conseil d'administration.

• Imprésario du chanteur français Charles Trenet, aujourd'hui disparu. Il produit encore de nombreux humoristes.

• Commissaire des fêtes du 375e de Montréal, où il programme des événements qui vont «être exclusifs, laisser des traces, rapporter des sous à la ville et créer des ponts».

• A été au centre d'une controverse en 1998, lorsqu'il a reçu une absolution inconditionnelle - lui permettant de voyager internationalement - pour un crime dont il avait été reconnu coupable: une agression sexuelle sur une femme de 19 ans.

• A songé à se présenter à la mairie de Montréal, mais s'est rallié à Denis Coderre, notamment après avoir écouté les conseils de Jean Chrétien, dont il est un grand fan.