Si je tenais un palmarès des entrevues où je me suis le plus souvent fait interrompre par des gens voulant être pris en photo avec mon invité, Justin Trudeau gagnerait haut la main.

Remarquez, je n'ai pas encore été à la table de Céline Dion, mais il devance de loin Denis Coderre, que je placerais en seconde position.

Le chef du Parti libéral du Canada, le fils de l'ancien premier ministre Pierre Trudeau et député de Papineau, dans le centre-nord de Montréal, est constamment interpellé. Tout le monde le félicite, le salue. Une dame dans la cinquantaine lui lance même sans ironie, et cela le fait un peu rougir, qu'elle le trouve franchement beau garçon.

« J'adore cet endroit, je rencontre souvent les électeurs ici », s'exclame le jeune politicien en s'installant dans le fond du Marven's, un restaurant grec de Parc Extension qui semble totalement figé dans le temps, dominé par une énorme tête d'orignal empaillé. « Les calmars frits sont les meilleurs en ville. » Le serveur arrive, et tout ce que Trudeau doit préciser, c'est s'il veut une ou deux brochettes. L'homme est un habitué de ce lieu que mille restaurants hipster essaient d'imiter sans le savoir.

Le jour de notre rencontre, il y a plusieurs dossiers politiques dans l'air. La réforme de la santé au Québec fait les manchettes, l'austérité aussi. On en discute un peu. Ce sont des questions de compétences provinciales, mais cela n'empêche pas le leader libéral de décocher des flèches au premier ministre conservateur Stephen Harper. « Il faut collaborer avec les provinces », explique Trudeau. « Il faut être présent, les aider. » Selon lui, s'il y avait une concertation accrue entre Ottawa et Québec de la part du premier ministre, il serait possible d'adoucir de douloureuses compressions en cernant des espaces où le gouvernement fédéral est en mesure d'épauler son homologue provincial. « Peut-être qu'on peut aider aussi les provinces à apprendre les unes des autres. » Mais pour ça, encore faut-il faire preuve de leadership, note-t-il.

Trudeau n'a guère de bons mots pour le chef conservateur, un discours partagé avec le NPD, qui continue toutefois de dominer dans les sondages au Québec. Le chef libéral ne s'engage pas à défaire tout ce que le premier ministre Harper a fait depuis qu'il est là. « Je veux regarder en avant », dit-il. Mais le chef veut remettre à l'avant-plan les « valeurs canadiennes » malmenées par le gouvernement conservateur, celles qui définissent le pays, que ce soit par exemple l'égalité entre hommes et femmes, l'importance de la culture ou la primauté de la science, une valeur mise à mal par les coupes en recherche et la transformation du système de recensement.

« Une façon de ne pas combattre la pauvreté, c'est de ne pas savoir combien de gens sont pauvres », dit Trudeau, faisant référence à l'abolition très controversée de l'obligation de répondre au questionnaire de recensement long par le gouvernement Harper.

Une autre des valeurs ou caractéristiques canadiennes essentielles que Trudeau veut restaurer est la confiance, mot qui peut sembler creux, mais qui, dans son discours, évoque le contraire de la peur.

Dans son Canada à lui, les citoyens n'ont pas peur de la police, les citoyens ne sont pas obsédés par la peur du terrorisme, personne n'a peur du crime au point de vouloir se protéger avec une arme à feu, « au cas où », attitude que le premier ministre a faite sienne récemment.

Il faut recommencer à rassurer les citoyens, dit Trudeau, ne pas alimenter leurs craintes, que ce soit celles des aînés qui s'inquiètent pour leurs pensions ou des plus pauvres qui se sentent abandonnés. C'est sans parler de « la peur de l'autre » nourrie par des débats mal engagés sur la lutte contre le terrorisme.

Dans l'actualité, il y a une controverse au sujet des pouvoirs des agents des services frontaliers qui réclament le droit de pouvoir entrer dans nos téléphones portables pour voir ce qui s'y cache. Trudeau ne se prononce pas sur ce dossier précis, mais il convient qu'il n'est pas normal que les citoyens canadiens se sentent inconfortablement intimidés aux frontières en rentrant au pays. Il parle de l'importance de donner ou redonner au Parlement le pouvoir de surveiller les surveillants sur qui nous comptons pour assurer notre sécurité. Et que les visiteurs étrangers ne soient pas à l'aise non plus en arrivant ici l'agace aussi. « Ça va tellement à l'encontre de la réputation du Canada dans le monde », dit-il.

Et puis la sécurité, explique le chef libéral, ne passe pas uniquement par la force. C'est aussi, par exemple, comprendre pourquoi des jeunes deviennent délinquants et sont recrutés par des gangs de rue ici ou par des réseaux terroristes étrangers, c'est donner les outils aux communautés pour les soutenir. La sécurité, c'est aussi s'assurer que tous les Canadiens se sentent inclus.

Et à cet égard, Trudeau est totalement trudeauiste. Sa vision du pays est multiculturelle, avec tout ce que cela implique de tolérance et de protection des droits individuels et des minorités à la différence, notamment d'ordre religieux. Pour lui, toute mesure interdisant le port du voile islamique, ou même les tenues comme le niqab, doit être évitée. Il croit sincèrement qu'on aide davantage les femmes, qu'on leur permet de se sentir mieux comprises et acceptées par leur société, qu'on leur donne une place accrue en ne mettant pas d'entraves au port de ces symboles religieux que beaucoup perçoivent comme des symboles politiques misogynes.

« Une société libre, répond-il, c'est une société où on défend le droit des autres, même si ça nous met mal à l'aise. »