Le chef Charles-Antoine Crête, ancien numéro 2 du grand restaurant Toqué! à Montréal, dit qu'il n'aime pas trop avoir des «kodaks» en permanence dans le visage et qu'il ne fera jamais, d'ailleurs, de «show de cuisine».

«Je tripe pas vraiment sur ça, faire de la télé», explique-t-il, assis devant du yaourt bio et du muesli à la Maison Boulud où il a choisi de venir manger. «Allons voir mon ami Riccardo Bertolino, le chef de cuisine.»

Mais la caméra, rassurez-vous, adore Charles-Antoine, un personnage haut en couleur qui ressort brillamment du premier épisode de la nouvelle série À table avec l'ennemi, dont il est coanimateur et qui sera diffusée à partir de jeudi, 20h, sur les ondes de TV5.

Dans ce premier volet, on le voit en voyage en Colombie, de Medellín à Bogotá, en compagnie du jeune journaliste Frédérick Lavoie, en train d'organiser un repas auquel participeront plusieurs adversaires politiques de ce pays qui se remet de décennies de guerre civile. On les suivra dans de prochains épisodes à Gaza, au Rwanda, sur la frontière entre les États-Unis et le Mexique, au Sri Lanka...

Le concept de la série, acheté en Norvège, est à la fois hyper simple et difficile à réaliser: tenir un repas dans des zones de conflit où des ennemis partagent un plat de soupe, de viande, d'insectes, cuisiné par Crête, pendant que les coanimateurs essaient de nous faire comprendre pourquoi ces gens se détestent et comment ils pourraient, peut-être, se réconcilier. Un défi parfait pour un chef qui a été mis à la porte de l'ITHQ et qui ne fait jamais rien comme les autres.

«L'offre est tombée pile», explique Crête. À 35 ans, il estimait qu'après 14 ans au Toqué! , le temps était venu de partir bâtir autre chose.

Même s'il le quitte, il est encore tout autant ami avec le chef Normand Laprise qu'il l'était à l'époque où ils ont filmé ensemble le documentaire Durs à cuire. Mais il voulait faire autre chose. Ouvrir éventuellement un restaurant et prendre le temps de se demander: «Pourquoi je veux ça?»

Crête est un virtuose en cuisine issu d'une famille d'universitaires de Saint-Augustin, près de Mirabel. Père sculpteur et ébéniste, mère qui a élevé quatre enfants en montrant à son fils l'art d'être «recevant». «C'est mon idole.»

Mais ce qui est aussi intéressant du personnage, c'est à quel point il poursuit le travail de réflexion sur l'alimentation lancé par son mentor, le chef du Toqué! .

Crête est un chef citoyen. Que ce soit au Québec ou en zone de guerre. «Pour les conflits, je ne voulais pas trop savoir de détails avant d'arriver pour qu'on me filme vraiment en train de découvrir les enjeux et ce qui se passe», explique-t-il. Il a donc limité sa recherche au minimum. Et il prend sa place subtilement, parfois efficacement, en utilisant la cuisine pas du tout comme spectacle, mais comme simple vocabulaire commun entre personnes qui pensent ne pas se comprendre. «La cuisine n'est pas réparatrice, mais je dirais qu'elle est facilitatrice, elle aide l'ouverture.» Rien de mieux, pour entamer la discussion avec un haut placé austère du Hamas, que de causer repas...

Et ensuite, parlez-lui de ce qui se fait ou ne se fait pas, au Québec, en matière d'alimentation, et vous avez une conversation soutenue de plusieurs heures remplies de connaissances et de pistes de solution...

Il faut mettre en place des mesures pour aider les petits producteurs, il faut aider les agriculteurs à garder les fermes dans leur famille, il faut des programmes de développement régional rayonnant dans toute la province et axés sur les produits de la terre, il faut diffuser les connaissances en région, il faut radicalement agir sur le système de pêche «dramatiquement» mal géré, notamment en Gaspésie et aux îles de la Madeleine, il faut instaurer des mesures en région pour assurer la transmission des savoirs...

L'alimentation, croit Crête, est un sujet politique qui doit être mis de l'avant, étudié, valorisé.

«Je suis allé récemment dans une rencontre et il y avait un fonctionnaire haut placé du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs qui ne savait pas qu'on pêche le thon rouge en Gaspésie», lance-t-il, l'air découragé.

«Et parlant de pêche, mettons que les quotas ne sont pas là pour pousser les gens à être plus créatifs, à se dépasser...»

Quand il le peut, Crête part pêcher le thon rouge à la ligne en Gaspésie et il en profite, m'a-t-on déjà expliqué, pour montrer aux pêcheurs comment le dépecer pour en tirer le maximum. Ces bêtes valent chacune des milliers et des milliers de dollars. Souvent les poissons partent sur le marché américain. Parfois, quelques restaurateurs montréalais, que Crête appelle un par un, se partagent un animal. On retrouvera alors du thon chez Jun I, Toqué! , Boulud, Joe Beef...

Actuellement, le jeune chef essaie aussi, avec plusieurs complices qui s'appellent Normand Laprise, Derek Dammann, David McMillan et Cie, de convaincre le gouvernement de les laisser servir de la viande de chasse dans leurs restaurants.

C'est chose courante en Europe et permis, notamment, à Terre-Neuve, mais au Québec, les chefs ne peuvent pas utiliser la viande qu'ils rapportent de la chasse. «Ça avance lentement, mais c'est vraiment intéressant parce que non seulement on parle de ce projet-là, sur la chasse, mais on provoque toutes sortes de discussions.»