C'était il y a 24 ans. Je travaillais depuis un peu plus d'un an à La Presse. C'était l'été indien. Celui du pont Mercier bloqué et du blocus d'Akwesasne.

Un été passé à crapahuter à Oka à la recherche d'histoires sur cette rébellion autochtone qui a tant fait couler d'encre. À écrire sur des portables archaïques - façon Pierrafeu, vu d'aujourd'hui - sans cellulaire, sans l'internet, évidemment, sans texto, sans rien, pour raconter des événements qui se passaient au compte-gouttes. Un été néanmoins «thrillant» professionnellement, dont j'ai eu de la peine à m'extirper pour me prévaloir d'un de mes nouveaux droits, de mes nouveaux privilèges de jeune syndiquée de l'époque. C'était la première fois que j'avais un vrai job et, donc, de vraies vacances payées.

Une amie d'enfance, vivant à Paris, m'avait proposé un projet alléchant pour célébrer ce passage: aller la retrouver en Grèce, pour arpenter les plages des Cyclades, qu'on sillonnerait en traversiers avec sac à dos et bonne humeur, en quête d'un solide bronzage et de nouvelles amitiés, voire d'un amour de vacances comme on les raconte dans les films, comme ceux que chantaient déjà depuis un moment Françoise Hardy et Michel Fugain. On l'appellera Sandrine. Une super rouquine avec qui, je le savais, je m'amuserais follement.

Un matin, alors que je l'appelle pour confirmer que j'ai bien acheté mon billet d'avion pour Athènes, que j'arrive tel jour, à telle heure, Sandrine m'explique qu'elle avait oublié de me dire une petite chose. «Il y aura une autre amie qui sera du voyage. Tu ne la connais pas.» On l'appellera Martine. «Mais tu vas l'aimer, c'est sûr.»

Légèrement contrariée et surprise, mais prête à accorder le bénéfice du doute à cette compagne inconnue, je raccroche le combiné. Advienne que pourra, ce n'est pas ça qui va gâcher mes vacances.

Je pars donc en voyage, convaincue que je ne parviendrai jamais à oublier la crise d'Oka, dont mon jeune cerveau de journaliste est totalement imbibé, mais j'arrive dans une Athènes caniculaire, évidemment, où les troubles aborigènes finissent rapidement par se dissiper à la vue du Parthénon.

Dans la ville poussiéreuse, je cherche les souvlakis, la fraîcheur et le prochain car qui me mènera à Lavrio afin de prendre le bateau pour l'île de Kea, où je dois retrouver mes amies, avec arrêt à Sounion, où le temple de Poséidon est à couper le souffle. Je suis éblouie, je flotte. La mer est plus bleue que sur les cartes postales, les ruines sont encore plus bouleversantes, les villages, encore plus pittoresques. Je me sens bronzer à vue d'oeil, blondir en accéléré. Je me sens de moins en moins comme un béluga montréalais égaré, percluse d'interrogations trop classiquement féminines et pas du tout assez féministes sur mon look en maillot de bain en particulier et mon poids en général. Je sens que ces vacances pourraient être plutôt parfaites.

Difficile d'imaginer, aujourd'hui habitués à nos téléphones pratiquement en intraveineuse, comment on a pu se retrouver, sans s'appeler, sans se texter, sans se courrieller, mais quand je suis arrivée dans l'île, mon amie Sandrine était bel et bien au port. Avec Martine.

Et là, c'est le choc.

La Martine en question est le sosie de Gwyneth Paltrow. Filiforme, grandissime, yeux bleus, pommettes saillantes, nez aquilin... Vous voyez le topo.

Soudainement, je ne suis pas un béluga, je suis une baleine bleue, avec la silhouette et l'élégance d'une ado gorille naine, poilue et perdue.

Dans ma tête de moche, je ne suis pas moche, je suis archi-archi-archi-moche. Je veux aller me cacher. Changer mes plans. Partir en Sibérie - après tout, le mur de Berlin vient tout juste de tomber - faire du camping sauvage, cachée dans une combinaison de Spoutnik. Je m'ennuie de mes Mohawks et même de la SQ. Trois semaines dans l'ombre d'Elle Macpherson, de Claudia Schiffer?

Misère...

Mais comme je suis dans une île au milieu de la mer Égée, je ne peux pas m'enfuir. Je prends donc mes valises. Et avec un faux sourire, j'entame ce qui ne peut qu'être un calvaire, bien que turquoise et ensoleillé.

Il appert toutefois que la Martine est sympathique, en plus de tout le reste. On s'entend bien. Mais rapidement, l'évidence s'impose. Lorsqu'on sort, sur la plage ou les terrasses, pour siroter un verre d'assyrtiko ou un café glacé, il n'y a qu'elle que les garçons regardent. Rapidement, d'ailleurs, elle charme un Athénien, qui lui promet mer et monde. Est-ce que quelqu'un est étonné?

Et puis un jour, un matin, je tombe sur Martine plantée devant le miroir de la chambre que nous partageons toutes. Elle bougonne, déprimée. Son beau Grec lui a fait faux bond la veille. Rien ne va plus. Et surtout, surtout, elle se regarde et commence à nous faire une crise de nerfs. «J'ai grossi! J'ai grossi!», hurle-t-elle en se scrutant de face, de profil, sur tous les angles.

Je la regarde. «De quoi parles-tu?»

«Tu ne vois pas?», me demande-t-elle.

Et c'est là que j'ai compris une grande leçon de la vie, qui va vous sembler évidente et banale et naïve et juvénile, mais qui ne l'était pas du tout dans ma tête de 20 ans et des poussières. Martine aussi se trouvait béluga. Elle aussi se trouvait imparfaite et trop ronde et trop ceci et trop cela.

On s'est mises à parler, et j'ai compris que dans sa tête - de Bo Derek vue de chez moi -, elle trouvait qu'elle ressemblait à un babouin en permission. Elle m'a confié qu'elle enviait mon bronzage. «Moi, je suis blonde, donc je ne fais que prendre des coups de soleil.» Qu'elle s'était fait faire quelque intervention chirurgicale, mais n'en était pas satisfaite...

Bref, c'était il y a 24 ans et ce jour-là, j'ai appris une leçon de vie cruciale. Ça donne quoi de ressembler à Gwyneth Paltrow si on est convaincue qu'on a l'air d'un béluga?

Ce jour-là, cette semaine-là, tout en mordant goulûment dans les délices grecs et sans brûler la moindre calorie de plus que d'habitude, j'ai eu un peu l'impression de perdre quelques kilos. Quelques kilos d'angoisses inutiles, de tristesse vaine, de détresse vide. Quelques-uns de ces kilos qui me séparaient du bonheur.