La vie politique municipale torontoise est une anomalie.

Après avoir trouvé les frasques de Rob Ford hilarantes d'improbabilité, puis tristissimes de réalité, voilà que c'est surtout le côté inexplicable de la dynamique politique locale qui saute aux yeux.

«À Montréal, cet homme politique aurait démissionné il y a longtemps», lance John Honderich, président du conseil d'administration de Torstar, le groupe médiatique qui chapeaute notamment le quotidien Toronto Star. «En politique, au Canada, il y a un code d'honneur qui s'applique partout, non? Quand il y a de la pression, les politiques démissionnent. Tremblay a démissionné. Applebaum a démissionné. Sauf que ce code d'honneur ne semble pas concerner cet homme [Rob Ford].»

Ce que Honderich ne comprend pas, et j'avoue que je ne le comprends pas non plus, c'est comment Ford réussit à passer par-dessus ce qu'il a lui-même fait - en commençant par fumer du crack - et comment il réussit ensuite à attirer encore assez de respect dans la communauté torontoise pour que la classe dirigeante, gens issus du milieu des affaires, de la culture, de la philanthropie, de la politique municipale, du monde de l'éducation, etc., n'ait pas demandé en choeur sa démission.

Certains ont demandé son départ, ou du moins qu'il prenne un congé, comme le ministre fédéral Jason Kenney et Carol Wilding, de la chambre de commerce.

Mais, de façon générale, à Toronto, il n'y a pas de mouvement de masse chez les leaders de tous les milieux pour demander que le maire polytoxicomane - qui fume du crack avec des gens douteux, qui promet d'arrêter de boire en pleine télévision nationale, mais qui se fait filmer, deux mois plus tard, saoul dans un restaurant en train de rouspéter contre le chef de police de sa ville, un maire qui conduit en état d'ébriété et qui a insinué publiquement qu'un journaliste était un pédophile avant de devoir s'excuser - quitte ses fonctions.

En décembre, M. Honderich en a eu assez de ce silence et a exprimé publiquement son exaspération dans une chronique publiée dans le Toronto Star et dans laquelle il demandait: «Où est l'indignation?»

Le journal a ensuite envoyé une lettre à 70 leaders - du monde politique, culturel, des affaires, religieux, universitaires, etc. - leur demandant de se prononcer sur Rob Ford.

La lettre, qui affirmait que quelle que soit la réponse, ou l'absence de réponse, cela se retrouverait dans le journal, en a choqué certains - notamment le conservateur Peter Kent, ancien ministre conservateur, ancien journaliste, qui a accusé vertement le quotidien de le pousser à mots couverts à endosser sa position éditoriale anti-Ford. Et il n'a pas été le seul à penser ainsi.

Reste que l'exercice a été révélateur.

Sur 70 personnes contactées, apprend-on dans le reportage paru il y a deux semaines - avant la dernière vidéo incriminante du maire -, 51 ont répondu. Parmi elles, 21 leaders ont dit qu'ils refusaient de commenter, 12 ont demandé la démission du maire, 14 ont dénoncé et critiqué les actions du maire sans pour autant demander son départ et 4 autres ont envoyé des commentaires neutres.

Parmi ceux qui demandent publiquement la démission du maire, on retrouve notamment l'écrivain John Ralston Saul, président de PEN international, Frances Lankin, ancienne présidente de Centraide, Bob Rae, ancien leader libéral fédéral et ancien premier ministre ontarien, ainsi que June Rowlands, ancienne mairesse de Toronto. Fait frappant: le peu de leaders du monde des affaires qui ont même accepté de répondre aux questions du journal.

John Honderich a trouvé le résultat de l'exercice «décourageant». Il s'explique mal le fait que les leaders soient si frileux, ne plongent pas dans le dossier, ne s'engagent pas plus dans cette affaire pour que Toronto en souffre moins.

Parce que le résultat de l'affaire Ford, ajoute Honderich, c'est que «tout le monde rit de nous et cela fait du mal à notre image, à la perception de ce qu'on est comme ville, de qui nous sommes».

Ce qu'il faut comprendre aussi de Toronto, qui peut sembler étrange vu de l'extérieur - et de l'intérieur aussi, tient à dire M. Honderich -, c'est que Rob Ford n'est pas en perte de popularité désastreuse. Les sondages ne lui promettent pas une réélection automatique, mais démontrent qu'il a encore des appuis dans cette fameuse «Ford Nation» des banlieues.

La Ford Nation, c'est toute cette zone pourtour de la ville agglomérée, courtisée par le maire dans une dynamique politique de différence, d'opposition, où on a, d'un côté, la ville centre décrite comme plus intellectuelle, plus écolo, plus artistique et moins terre-à-terre que la couronne travaillante, celle du vrai monde, ceux qui ont de vrais problèmes concrets et qui paient trop de taxes.

La vérité, admet Honderich, c'est que dans le fond, Rob Ford se moque bien de la liste de leaders interrogés par le journal, des universitaires, des artistes...

Ce n'est pas avec eux qu'il va orchestrer sa campagne pour sa réélection. Parce que, oui, le maire entend se présenter de nouveau.