Au début, la situation de Toronto avait de quoi nous faire rire, tellement les frasques du maire Rob Ford étaient abracadabrantes. Pas tant comme celles du gouverneur du New Jersey, Chris Christie, qui cause des bouchons pour enquiquiner ses adversaires politiques. Plus comme celles de l'ancien premier ministre italien Silvio Berlusconi avec son affection pour les fêtes déjantées, la comptabilité baroque et les femmes peu habillées.

Ford et Berlusconi sont différents côté style, mais semblables par le côté invraisemblable, rocambolesque de leur comportement, du jamais vu que la fiction n'oserait imaginer.

Et de la bunga bunga au crack, il y avait de quoi se bidonner.

Mais aujourd'hui, rien ne fait plus rire personne. L'Italie est dans une situation économique et politique précaire héritée en grande partie du leadership désastreux du politicien guignol. Et Toronto survit avec un maire qui n'a pratiquement plus de marge de manoeuvre, un homme à qui la première ministre de l'Ontario, Kathleen Wynne, ne veut même plus parler, tellement il a perdu toute pertinence, toute légitimité. Elle préfère, c'est la moindre des choses, traiter avec celui qui a pris les rênes de la ville depuis que Ford a été amputé de ses principaux pouvoirs, Norm Kelly, le maire suppléant.

La métropole ontarienne est actuellement emprisonnée dans une aberration démocratique, incapable de faire démissionner un homme qui semble ne plus avoir peur de rien mais, surtout, qui semble avoir perdu contact avec la réalité politique, médiatique et démocratique dans laquelle il évolue.

Encore mardi est apparue sur YouTube une vidéo de lui au restaurant, en état d'ébriété, parlant quelque chose ressemblant au patois jamaïcain et proférant des paroles peu bienveillantes au sujet du chef de police de la ville... Erreur, léger recul, a dit le maire hier, refusant de s'excuser.

Tout de suite, des conseillers municipaux ont exprimé à nouveau leur désarroi. Michael Thompson, de Scarborough, a même dit que la comédie avait assez duré et que le maire devait partir. Celui-ci a rétorqué qu'il s'agissait d'un moment privé, avec des amis et non pas au travail, que cela faisait partie de sa vie personnelle...

Pourtant, n'est-ce pas ce maire Ford qui a dit au vétéran journaliste Peter Mansbridge de la CBC, en novembre, qu'il avait vu la lumière, enfin, et qu'il cessait de consommer de l'alcool?

On dirait que Ford nie ses problèmes politiques exactement de la même façon qu'il a longtemps nié ses problèmes d'alcoolisme.

Il refuse d'en constater la gravité.

En politique, son refus de démissionner est outrageusement irresponsable. En plus des dossiers réguliers de transport en commun, développement et compagnie, la ville a énormément de chats à fouetter ces jours-ci. La métropole a en effet vécu des moments extrêmement difficiles, ces dernières semaines, à cause de la météo qui a déclenché de grands froids mais aussi du verglas, juste au début du temps des Fêtes, avec d'innombrables chutes d'arbres et donc de graves problèmes électriques. Pendant de nombreuses journées, incluant Noël, jusqu'à 300 000 personnes ont été privées de courant, et la Ville estime le coût total des dommages à 106 millions de dollars. Pas le genre de crise qu'on veut gérer avec une administration déréglée comme c'est le cas maintenant.

Mais le maire semble totalement aveuglé. Encore hier, après avoir presque bousculé les journalistes qui voulaient lui parler, il s'est permis de se prononcer contre des hausses de taxes demandées par le conseil.

Côté vie personnelle, les aberrations sont aussi flagrantes, sinon plus. Comment peut-il dire être réellement conscient de ses problèmes d'alcool, comment peut-il dire vouloir réellement les régler s'il refuse obstinément de chercher de l'aide? Certaines personnes peuvent cesser de boire et de prendre de la drogue seules, mais ces cas sont rares, ont expliqué ad nauseam les spécialistes ontariens de la question depuis le début de cette sombre affaire. Dans la majorité des cas, les alcooliques ont besoin d'appuis, d'encadrement professionnel et il faut que cela se fasse loin du stress, loin des caméras... Que fait Ford pour démontrer sa prise de conscience?

Au point où il en est, le maire est en train de camper dans l'esprit de tous une vision caricaturale, grotesque, de la polytoxicomanie. Comme si ceux qui en souffrent avaient besoin de voir leur maladie ainsi étalée publiquement, avec toutes les blagues et moqueries qui s'ensuivent.

Au début, la situation de Toronto avait de quoi nous faire rire, tellement les frasques du maire Rob Ford étaient abracadabrantes. C'était drôle. Et les humoristes du monde entier ont fait de bonnes blagues. Mais ce n'est plus comique du tout. Cet homme a de graves problèmes. Et la ville aussi, tant qu'il s'accrochera au pouvoir.

mlortie@lapresse.ca