Il y a un an, à l'été 2012, le chef Daniel Humm et son associé Will Guidara, le gérant du Eleven Madison Park, à New York - le meilleur restaurant en Amérique du Nord selon la fameuse liste publiée par le magazine britannique Restaurant -, ont décidé de changer leur menu du tout au tout.

Au lieu d'une cuisine virtuose régionale et moderniste, qui leur avait déjà valu bien des honneurs, étoiles et sommets des palmarès, leur restaurant offrirait maintenant une cuisine certes virtuose et moderniste, mais représentant spécialement l'identité new-yorkaise.

Un repas chez EMP, comme on l'appelle, serait une visite de la cité.

Au début, la clientèle a beaucoup rouspété, raconte Guidara. Plusieurs ont laissé tomber le restaurant. Mais l'idée a fait son chemin. Et EMP aujourd'hui ne dérougit pas, célébrant New York bouchée après bouchée.

«L'identité de toute ville est essentiellement liée à ses saveurs», explique Humm.

«Y a-t-il autre chose?»

Bien sûr qu'il y a autre chose, répond à sa propre question ce fils d'architecte d'origine suisse qui est aussi sensible à ce volet passablement important du développement urbain.

Mais le marathonien - il a couru l'épreuve de New York en 2h51! - n'en démord pas. Une ville se goûte.

Surtout par ses plats de tous les jours. Ses classiques. Sa cuisine de rue.

Humm et Guidara étaient à Montréal cette semaine, invités dans le cadre d'un événement organisé par le site web montréalais Will Travel for Food, le Food Lab de la Société des arts technologiques et la librairie Appetite for Books, pour présenter leur dernier livre: I Love New York. Ingredients and Recipes.

J'aime New York. Ingrédients et recettes.

À peine débarqué de l'avion pour passer à peine 24 heures à Montréal, Humm envoie un texto. «On mange où?»

Départ direction place du Canada, où sont postés quelques camions de cuisine de rue. Humm est étonné du programme montréalais qui encadre strictement les lieux d'arrêt et même le type de nourriture qui sera offert. "À New York, c'est la jungle», commente-t-il. Le chef goûte à un "Naanwich" du camion Phoenix 1 d'Olivier Berkani, un sandwich fait de pain naan cuit à la vapeur, de porc effiloché épicé et de poulet au curry. Il essaie aussi la salade papaye verte, servie avec du gravlax. Le chef aime bien, mais prend soin de ne pas trop manger, car il y a d'autres arrêts.

«Je veux essayer la viande dont tout le monde parle. La poutine aussi. C'est quoi, déjà?»

À New York, le menu actuel du EMP, une table triple étoilée Michelin où il faut attendre des lunes pour y manger, propose une balade culinaire dans la ville, d'un mets typique à un autre, comme si on passait de la rue Delancey aux cuisines de Soho et du West Village en passant par les bars des grands hôtels de l'Upper East Side.

«Il y a quand même pas mal de plats qui viennent de New York, qui ont été inventés à New York, précise Humm. Pas juste des États-Unis. Vraiment de la ville.»

Il cite le Bloody Mary, les biscuits noir et blanc, les oeufs Benedict, la salade Waldorf...

«Mais pour moi, la saveur ultime qui résume la ville, c'est la viande vieillie, explique-t-il. Ça, c'est ce que goûte New York. Nulle part ailleurs on ne la fait aussi bien.»

Humm veut aller goûter à la viande fumée montréalaise dont il a entendu parler, chez Schwartz, mais d'abord, il s'arrête devant un autre camion de cuisine garé à la place du Canada. La Boîte à fromages. Le Suisse en lui - il a grandi là-bas, a même été membre de l'équipe nationale de vélo de montagne - a envie d'essayer la raclette au fromage Damafro proposé par la cuisinière Anne Bonnet.

Il mord goulûment dans le plat où le fromage fondu a été déposé sur des pommes de terre, des petits oignons blancs vinaigrés et des cornichons. "Ça, ça ne marcherait jamais à New York, dit-il, en prenant une autre grosse bouchée. Trop riche!»

Surtout à l'heure du lunch, les New-Yorkais sont obsédés par les calories.

Malgré les bouchons causés par les travaux rue Sherbrooke, on finit par arriver chez Schwartz, où il faut évidemment faire la queue. Une fois assis au comptoir, le chef constate que le lieu lui fait beaucoup penser à chez Katz's, le célèbre delicatessen de la rue Houston. Humm confie être en train de créer un plat hommage au pastrami, puisque c'est ainsi qu'on appelle la viande fumée dans sa ville. Le chef, qui aime bien les plats interactifs - une de ses inventions typiques est le tartare de carottes, broyé à table, mélangé par les convives, ou alors le plat de fromages caché dans un panier à pique-nique -, prévoit reconstruire le sandwich à table et servir la viande dans un réchaud typique, histoire de plonger les convives dans un vieux deli du Lower East Side...

Assis au bar, on parle de la ville, de cuisine.

Je lui raconte qu'en entrevue, un des candidats aux prochaines élections municipales, Richard Bergeron, dont je partage bien des idées, m'a beaucoup surprise en affirmant manger le même petit-déjeuner et le même lunch depuis 30 ans. Un sandwich jambon fromage. Frugalissime. Choisir à manger lui semble une perte de temps.

Étonnant, remarque le chef. Une ville est tellement liée à ses restaurants, quels qu'ils soient, à sa diversité alimentaire...

«En fait, dit le chef, ça me fait un peu peur.»

Et sur ce, direction bagels!

Pour joindre notre chroniqueuse: mlortie@lapresse.ca