Alors que les révélations déprimantes de la commission Charbonneau continuaient de tomber sur la métropole par éructations un peu spasmodiques, comme ces neiges de printemps qui ne charment plus personne, est arrivée enfin, tout juste avant le congé pascal, une nouvelle réjouissante: la Ville rouvre la porte à la cuisine de rue.

Plus de 65 ans après son interdiction pour des raisons de salubrité, de propreté et de lobbying anticoncurrence de la part des restaurateurs traditionnels, la voilà qui peut revenir s'installer dans les artères, les places et les parcs.

C'est la Commission sur le développement économique et urbain et l'habitation qui le recommande, après avoir tenu des audiences publiques sur la question. Et la Ville a fait savoir qu'elle acceptait l'idée. Reste à entériner le tout devantle conseil municipal, une formalité. Louise Harel, de Vision Montréal, s'est affichée clairement en faveur du concept et a demandé à la mairie de s'y éveiller. Projet Montréal appuie le tout aussi. Bref, il ne restait plus qu'à convaincre le maire de bouger et, apparemment, c'est fait. Il était temps.

Pratiquement toutes les grandes villes du monde sont colorées, parfumées, habitées, nourries par la cuisine de rue, qui peut prendre toutes sortes de formes, des plus débridées, façon Bangkok, aux plus encadrées, façon Singapour ou Portland.

C'est une façon souvent économique de manger rapidement, une porte d'entrée aux découvertes - le chariot à mauvais hot-dogs n'est qu'une microfacette de ce que la cuisine de rue peut être -, une occasion de face à face entre concitoyens, entre visiteurs et gens du pays.

La cuisine de rue, c'est aussi un outil d'intervention urbaine ciblée. Pensez acupuncture. On peut, par exemple, s'en servir pour apporter plats chauds sympathiques, voire fruits et légumes, dans des quartiers où l'accès à la nourriture autre que la malbouffe est limité. Ou alors l'encourager dans des parcs ou des stationnements de quartiers ultrarésidentiels et ultramotorisés afin que les citoyens redécouvrent le plaisir du commerce de proximité, accessible à pied.

La cuisine de rue est aussi devenue récemment un tremplin gastronomique. De jeunes chefs new-yorkais, par exemple, en profitent pour lancer une carrière indépendante autrement impossible à cause des frais liés au démarrage d'uneentreprise de restauration traditionnelle. Est-ce nécessaire d'ajouter qu'elle est devenue aussi un attrait touristique?

La levée de l'interdiction montréalaise n'est pas pour autant synonyme de libéralisation échevelée. Et c'est tant mieux.

Le plan propose de prendre deux ans pour rédiger un cadre réglementaire piloté par la ville centre, qui toucherait tous les arrondissements. En attendant, on suggère à ceux-ci d'utiliser leur marge de manoeuvre pour permettreà la cuisine de rue de s'installer doucement, comme elle le fait déjà un peu par l'entremise des festivals, notamment.

Les principes à respecter: on ne veut pas de camions qui bougent, comme à New York, mais plutôt des cantines qui s'installent dans un point fixe, comme à Portland, en Oregon, Mecque du comptoir al fresco urbain.

Cependant, on conserve l'idée que la cuisine doit être réellement dans la rue, contrairement au modèle asiatique de Hong Kong et de Singapour - où, dans les années 50 et 60, on a réuni les colporteurs sous des toits autour d'un espace central couvert de tables. Ces lieux sont aisément accessibles de la rue et offrent une grande variété de mets, mais ressemblent un peu à des versions funky des aires de restauration des centres commerciaux nord-américains. (Par contre, de ce modèle, on aime la formule singapourienne de notation clairement affichée; on comprend d'un seul coup d'oeil si le comptoir respecte avec excellence, plutôt bien ou pas trop les règles d'hygiène exigées par le gouvernement...)

Autre recommandation de la commission montréalaise: que la nourriture vendue dans les rues soit cuisinée sous un toit, afin que les propriétaires soient soumis aux mêmes exigences fiscales que les restaurants traditionnels.

Cela ne permettra pas aux microcomptoirs, façon Bangkok, de se multiplier un peu partout, l'un vendant ses brochettes, l'autre du jus de fruits, puisque l'investissement initial sera plus élevé que le simple achat de deux ronds de poêle et d'un buffet sur roue.

Mais cette condition n'est toutefois pas outrancière. Même les pionniers de la cuisine de rue montréalaise nouvelle génération, les gens du Grumman78, ont leur propre quartier général dans Saint-Henri pour préparer les tacosqu'ils revendent ensuite dans les festivals et autres événements publics, mais exceptionnels, où la cuisine de rue était jusqu'à présent confinée.

Le grand défi de ce projet sera d'assurer un développement sympathique de la cuisine de rue. Ce dont Montréal a besoin, c'est de bonne nourriture variée, à prix raisonnables, pas d'une nouvelle plateforme pour des mets industrielsennuyeux. Ce dont Montréal a besoin, c'est de nouvelles formes d'interactions alimentaires, justes, propres et délicieuses.