J'ai interviewé un jour une médecin californienne, pédiatre, qui m'a dit d'un ton découragé que si on voulait caricaturer l'Amérique, on pourrait pratiquement dire que la population y est partagée en deux groupes: ceux qui ont des troubles de comportements alimentaires causant de graves surpoids et ceux qui souffrent de troubles de comportements alimentaires pour ne pas être en surpoids.

Évidemment, c'est une vision un peu cauchemardesque de la réalité, mais le message de cette médecin était très clair: la population qui n'est pas visée par tout le discours de santé publique sur ce qu'on appelle l'épidémie d'obésité n'est pas nécessairement une population libre de manger comme elle veut, libre de tout souci alimentaire, libre de préoccupations. Et ce n'est pas parce qu'on n'est ni obèse ni amaigri à l'extrême qu'on n'a pas besoin d'être soigné, ou du moins aidé, pour des troubles alimentaires ou des dérèglements du comportement alimentaire.

Ceux qui en sont atteints sont un peu partout. À toutes sortes de degrés différents. On ne les voit pas nécessairement.

En cette semaine nationale de sensibilisation aux troubles alimentaires, j'ai même envie de vous dire que nous devrions tous nous arrêter pour nous poser des questions sur notre relation avec la nourriture. Pas besoin de souffrir d'anorexie extrême, d'être hospitalisé, de se faire vomir trois fois par jour comme celles qui souffrent de boulimie, ou d'ingurgiter sans fin et sans faim des kilos de pain beurré ou de pâte à biscuits...

Dans ce monde où l'alimentation est de plus en plus éloignée de l'instinctif, du naturel, les troubles alimentaires m'apparaissent en fait comme la version extrême, la pointe de l'iceberg, d'une problématique plus vaste de déconnexion totale. Comme si nous nous étions débranchés des logiciels naturels qui gèrent le fonctionnement de nos besoins caloriques.

D'un point de vue purement anecdotique, mais révélateur, si on se fie au nombre de personnes qui parlent de calories et de comment on fait pour ne pas grossir quand on est critique gastronomique, je peux vous dire que vous êtes tous obsédés par ces questions. Rock stars, mères de famille, richissimes hommes d'affaires, manucuristes, comédiennes, journalistes émérites, vous posez tous la question. Grossir, pas grossir, calories, gras, sucre...

Ce n'est pas parce que quelqu'un ne souffre ni d'embonpoint ni d'anorexie qu'il n'est pas habité, inquiet, intéressé par ces questions. Pourquoi sommes-nous devenus si préoccupés?

Au-delà des images de minceur et maintenant de corps musclés et taillés au couteau véhiculées par la publicité, les vidéos, le cinéma, la télévision, les magazines qui nous invitent, par désir d'émulation, à surveiller de près tout ce que l'on ingurgite, la société en général nous enseigne dès le plus jeune âge à intellectualiser notre alimentation. À compter calories et vitamines, à chasser le gras, à partir en quête de fibres. On nous parle des dangers du surpoids sans cesse, on nous encourage fortement à faire de l'exercice. On nous dit que manger et contrôler son poids est une tâche qui nécessite presque du travail.

En fait, on nous lance comme message qu'il y a, dans la société, deux types de personnes: celles qui font les efforts nécessaires et responsables pour ne pas être trop grosses - médicalement, mais aussi socialement parlant - et les autres, qui ne font pas cet effort. Et donc qui pèsent trop. Autant sur leur balance que sur notre facture médicale collective.

On dirait que les gens relax, qui se réveillent le matin sans s'en faire, sans se préoccuper de gras, de calories, de gluten, d'hydrates de carbone, sans se demander l'impact qu'aura ce qu'ils mangeront durant la journée sur leur poids ou leur bien-être physique, n'existent pratiquement pas.

On les oublie.

Et c'est vrai qu'ils sont de plus en plus rares.

Dès l'enfance, on commence à s'inquiéter et à être sur le qui-vive alimentaire: 50% des filles âgées de 9 ans et 80% des filles âgées de 10 et 11 ans suivent un régime, à l'âge de 18 ans, plus de 50% des femmes se trouvent trop grosses, même si elles ont un poids normal.

Les statistiques sont décourageantes.

Même si 90% des gens qui perdent du poids avec des régimes reprennent tous les kilos et plus après cinq ans, les régimes continuent de se vendre à gros prix tandis que protéines liquides, Atkins, South Beach et compagnie font des affaires d'or...

Parmi ces gens au régime, des milliers développeront des problèmes de boulimie, d'hyperphagie et compagnie, dont seulement 10% seront traités. Et doit-on préciser que plus du tiers des gens qui suivent un premier régime deviendront des adeptes chroniques?

Pour tout cela, on peut tenir responsables les médias et leurs images de beauté qui imposent aux femmes, et de plus en plus aux hommes aussi, des idéaux insensés ouvrant la voie aux comportements alimentaires détraqués.

On peut blâmer les parents et leurs incompréhensions et leurs exigences à l'égard de leurs ados, on peut blâmer les professeurs de sport qui citent en exemple les maigrissimes en voulant bien faire pour encourager les poids santé, on peut blâmer les obsessions des répétiteurs de ballet, des entraîneurs de gymnastique, de nage synchronisée...

Mais la réalité à laquelle il faut réfléchir en cette semaine de sensibilisation aux troubles alimentaires est que c'est la société au grand complet, à des degrés différents, qui est préoccupée à outrance par les questions de poids.

Les personnes qui souffrent de ces problèmes sont parmi nous, comme nous, avec nous.

Ce ne sont pas «elles». C'est un peu nous tous.