Il y a plusieurs années, il y avait à Ayer's Cliff, petit village des Cantons-de-l'Est, une épicerie fine où l'on pouvait trouver toutes sortes de produits régionaux, des fruits et légumes, une boucherie, une sélection de charcuterie formidable...

Un des avantages de cette épicerie était qu'elle servait aussi de point de vente pour la Société des alcools du Québec (SAQ).

Ainsi, on pouvait acheter à la fois les ingrédients pour le repas, dont des fromages québécois, par exemple, et le vin pour les accompagner.

Et puis est arrivé le jour où le permis de vente d'alcool devait être renouvelé. Le supermarché du village l'a réclamé, avec ses longues heures d'ouverture, sa fréquentation imposante et ses nombreuses places de stationnement.

Et c'est ainsi que la petite épicerie fine a perdu le droit de vendre du vin et que le village a perdu un des commerces qui attiraient des visiteurs de tout le canton, son épicerie fine, fermée peu après, incapable d'encaisser la baisse de fréquentation provoquée par le changement.

Ceci est un résumé un peu succinct de toute cette affaire, mais ce qu'elle illustre, c'est l'importance du rôle de la SAQ dans le développement commercial d'un village ou d'une communauté.

Puisque seule la SAQ a le droit de vendre de l'alcool, elle a une clientèle garantie et attire les consommateurs là où elle décide d'aller.

On peut dire qu'elle joue un rôle crucial dans l'aménagement du territoire québécois.

Mais joue-t-elle bien ce rôle?

Il y a quelques semaines, le leader conservateur ontarien Tim Hudak a relancé le débat sur la présence d'un monopole de vente d'alcool dans sa province. «Est-ce la meilleure façon de servir les consommateurs? a-t-il demandé. Parlons-en.»

Sauf que, comme c'est systématiquement le cas quand il est question de privatiser ces monopoles, le débat a tout de suite porté sur l'argent. La province se priverait-elle de revenus? Les consommateurs paieraient-ils plus ou moins dans un système privatisé...

Mais il y a d'autres questions à poser devant ce monopole, notamment celle du rôle joué par la SAQ, dans les quartiers, dans les petites villes, dans les villages...

L'organisme Vivre en ville, qui lutte notamment contre l'étalement urbain, croit que la SAQ, société d'État, défait d'une main ce que le gouvernement essaie de faire de l'autre. «Le gouvernement veut encourager la densification, les transports en commun, aider les citoyens à moins utiliser leur voiture, mais en même temps, la SAQ ferme des succursales de quartier et ouvre des SAQ Dépôt en banlieue», résume Christian Savard, directeur général de Vivre en ville.

Benoit Dorais, maire de l'arrondissement du Sud-Ouest de Montréal, se pose des questions semblables. «Ne veut-on pas que les clients s'y rendent à pied?», demande-t-il. Dans son arrondissement, une succursale a été fermée dans la rue du Centre, à Pointe-Saint-Charles, et maintenant celle de la rue Monk, à Ville-Émard, est en sursis. «Pourtant, elles sont en face des transports en commun.»

À la SAQ, on admet que la lutte contre l'étalement urbain ne fait pas partie des priorités ou d'une politique claire. Cela dit, on se défend de priver des quartiers de succursales adéquates. «On s'adapte aux environnements», note Renaud Dugas, porte-parole de la société d'État. Chaque fois qu'un bail arrive à échéance, note-t-il, la SAQ réévalue la situation. Est-elle au meilleur endroit possible? Comment les clients peuvent-ils être le mieux servis? «On dépense 13 millions cette année pour réaménager des succursales.»

Et parmi les ouvertures, il y a celle d'une grosse SAQ Dépôt, donc à prix réduits en tout temps, à Saint-Bruno, sur le bord d'une autoroute, prévue l'automne prochain.

Et parmi le réaménagement, depuis deux ans, il y a eu aussi la fermeture d'une succursale au centre-ville de Rimouski et une autre au centre de Shawinigan et celle du Vieux-Québec et celle de Pointe-Saint-Charles et Saint-Michel... Plusieurs autres «réaménagements» seraient prévus.

«Les succursales sont rentables, mais on veut qu'elles soient plus rentables encore, note le maire Dorais. On nous dit: ce n'est pas grave, les citoyens iront au marché Atwater... Mais ça ne se fait pas facilement en transports en commun!»

Il est clair que la densification de Montréal passe par le développement d'artères commerciales pleines de vie. Et parce que la SAQ a le monopole de la vente d'alcool, ses décisions ont immensément d'impact sur le développement de ces rues. Regardez les «noyaux villageois» montréalais, du village Monkland à l'avenue Laurier Est, en passant par l'avenue du Mont-Royal, la rue Masson, etc. La SAQ est au centre de l'action. Elle attire la clientèle. Elle solidifie la fréquentation.

Comme elle a le monopole de la vente l'alcool, personne ne peut répliquer à ses décisions, en ouvrant un petit commerce là où elle a choisi de se retirer, en attirant une clientèle dans les avenues où elle décide de ne pas tenter sa chance.

Veut-on lui laisser tout cet impact? Une autre question à poser à son sujet.

Pour joindre notre chroniqueuse: mlortie@lapresse.ca