«La culture des chefs-vedettes n'aide pas les gens à cuisiner au quotidien. Ça n'a rien à voir avec la réalité à la maison... C'est un discours pour les classes moyennes. Ce n'est pas utile pour les autres.»

Celle qui parle ne s'appelle pas Françoise David ou Naomi Klein, militantes de grande gauche bien connues. Ce n'est pas non plus une anti-bobo, anti-gourmets, anti-livres de recettes.

C'est plutôt une auteure de livres de cuisine.

Elle s'appelle Trish Deseine. Irlandaise d'origine, elle habite Paris depuis 25 ans, où elle publie ses magnifiques ouvrages. Souvent, cependant, elle retourne en Irlande ou va faire un tour en Grande-Bretagne, où elle constate que la révolution culinaire des 15, 20 dernières années n'a pas changé grand-chose aux lacunes de base des gens quand vient le temps de se faire à manger.

Cela ne leur a pas appris à se préparer des légumes, à apprécier plus les fruits, à consommer moins de fritures et de produits préparés remplis d'additifs chimiques et de sel. Ni à manger plus souvent en famille des plats cuisinés à la maison, clé d'une meilleure alimentation, les études montrant les unes après les autres que ces repas permettent d'augmenter la consommation de fibres, de grains entiers, de légumes, de vitamines et de minéraux cruciaux comme le fer et le calcium.

«Les personnes qui n'ont pas beaucoup d'argent achètent encore tout blanc, du surgelé tout préparé, etc. Passer de ça à savoir bien cuisiner les légumes, c'est un pas énorme.»

Et selon elle, toute la culture foodie qui prend tant de place dans les médias de masse actuellement, avec tous ces nouveaux livres de cuisine publiés chaque mois, toutes ces émissions de chefs, n'atteint pas ces gens qui ont le plus besoin de se faire montrer comment faire à manger.

En France, explique Mme Deseine, 15% du budget des ménages va à la nourriture. En Irlande, c'est moins de la moitié: 7%. On achète du tout fait hyper bon marché - on pense à l'équivalent de nos nouilles instantanées et aux autres macaronis au fromage en boîte -, on passe à côté du frais.

À cette population qui est la première ciblée par les politiques publiques d'alimentation «saine» et par les programmes de lutte contre l'obésité, «on vend des solutions irréalistes».

«Les gens qui ont vraiment besoin d'aide ont besoin d'accès au déclic», dit-elle, le déclic qui se passe quand on comprend comment faire soi-même un plat de pâtes, une omelette...

«Toute l'attention va aux vedettes, aux rock stars de la cuisine, mais les vrais héros sont sur le terrain.» Ils montrent aux gens comment cuisiner une salade, une soupe, un poulet rôti à la fois. Ça n'a rien de spectaculaire. Ni même de gastronomique. C'est juste simple et bon.

Mme Deseine n'est pas contre la culture foodie qui s'est tant développée. Elle n'est pas contre les marchés fermiers, par exemple, surtout ceux qui servent vraiment de comptoir pour les petits producteurs régionaux, pas juste les bios.

Mais il faut, croit-elle, que la culture de la cuisine soit ramenée à des choses très simples. Pas au glamour de préparer la recette de tel ou tel chef-vedette. Même le Britannique Jamie Oliver, qui est pourtant un grand démocrate des fourneaux, qui veut réellement, sincèrement, encourager les gens à cuisiner chez eux, n'est pas assez basique, pense-t-elle.

«Il y a des notions mises en place, par exemple, qui ne sont pas réalistes», précise Mme Deseine. Et cela met une pression sur les lecteurs, qui se découragent. «Ils sont perdus.»

Au Canada aussi, il faut se poser ces questions. Ainsi, 22% des parents rapportent que leurs enfants mangent dans une chaîne de restauration rapide au moins une fois par semaine. À la maison, les enfants mangent souvent seuls. Souvent devant la télévision. D'une année à l'autre, on consacre généralement, dans les familles, 12% ou 13% du budget à l'alimentation. C'est plus qu'en Irlande, mais moins qu'en France. Le temps que l'on passe à faire nos repas? Il était de 45 minutes, en moyenne, au début des années 90, nous apprend Statistique Canada. Maintenant, on parle d'une quinzaine de minutes. Ce n'est même plus une demi-heure. De plus, la part des aliments transformés dans ces repas est en constante croissance tandis que la part du «fait maison», elle, diminue. En 1992, la moitié des familles canadiennes mangeait tous les jours des repas faits maison. Déjà, 10 ans plus tard, on parlait du quart. Imaginez maintenant... Et c'est sans oublier que si, en 1970, 2% des calories consommées par les enfants provenaient de ce que Statistique Canada appelle «des repas minute», cette proportion était déjà de 38% au début des années 2000. Une augmentation qui ne peut que nous faire réfléchir à celle du taux d'obésité infantile.

Recherche après recherche, on constate que cuisiner des choses simples à la maison, à partir d'ingrédients de base, pour ensuite manger tout cela en famille est la façon la plus saine de s'alimenter. On oublie la lutte contre les calories, on oublie le bio, le sans gluten, le végétarisme et tous les sermons que les nutritionnistes ou les responsables des politiques en santé publique ont pu nous servir depuis 40 ans pour nous mélanger et nous donner l'impression qu'on ne fait jamais la bonne chose. Et peut-être, comme le suggère Mme Deseine, doit-on aussi arrêter de vouloir performer comme les vedettes de la mandoline ou du cul de poule.

Ce qui compte est beaucoup plus simple. C'est de savoir un peu cuisiner. Et de prendre le temps de le faire. Sans se prendre la tête.