Il est 18h en Italie et Alice Waters garde le sourire. Pourtant, la journée, la semaine, a été longue. La grande innovatrice américaine, la chef dont on dit que son restaurant Chez Panisse à Berkeley, en Californie, est le berceau de toute une révolution culinaire, celle qui a convaincu Michelle Obama de faire un potager bio à la Maison-Blanche, la grande égérie de toute la lutte politique contre les excès des géants agro-industriels américains, est au coeur de l'attention à Turin.

Elle est ici pour le grand congrès du mouvement international Slow Food ainsi que pour le Salone del Gusto et Terra Madre. Les trois événements ont lieu en même temps dans la métropole piémontaise. Leur but commun: faire la promotion économique, culturelle et politique d'une alimentation saine, juste et propre - écologiquement correcte -, les trois mots-clés de la philosophie Slow Food et de l'approche que Mme Waters prône aux États-Unis depuis les années 70.

«Je suis épuisée, confie-t-elle en s'assoyant pour cette rare entrevue. Mais je suis pleine d'énergie en même temps.» Parce qu'ici, en Italie, et surtout à cet immense événement réunissant des milliers de producteurs, de cuisiniers, de vignerons, de militants, de gourmands qui partagent sa passion et ses préoccupations, il y a pas mal plus de gens qui la comprennent qu'aux États-Unis.

Mme Waters a pourtant eu une influence importante dans son pays depuis 40 ans.

Après des études à Berkeley dans les années 60 et après un séjour en France, elle est revenue en Californie en 1971 pour lancer un restaurant basé sur les principes de la cuisine du marché à la française - n'utiliser que des produits frais, locaux, dont on sait exactement d'où ils proviennent. Elle a ainsi démarré le mouvement qu'on a appelé la «cuisine californienne». Et par le fait même, toute la transformation d'une culture gastronomique américaine. Si, aujourd'hui, malgré le fast-food, malgré l'industriel, malgré le trop salé, le trop sucré, le trop chimique, il y a aussi de grands restaurants comme le French Laundry, de grandes chaînes de produits naturels comme Whole Foods, de grands chefs comme Dan Barber, c'est un peu grâce à son projet. Sans oublier tous ces petits producteurs bios de toutes sortes d'aliments, du Vermont à l'Oregon, en passant par la Californie, bien entendu, mais aussi le Colorado ou le Texas.

Cela dit, ce mouvement n'est pas la culture alimentaire dominante. Celle-ci demeure celle du fast-food, des multinationales qui nous fournissent en Coke ou en McDo, de l'obsession pour les calories...

«En Amérique du Nord, nous sommes accros au sel, au sucre et aux grandes quantités de nourriture. Nous sommes plus dans une zone de dépendance que de plaisir, dit-elle. Nous pensons que c'est du plaisir, mais ça n'en est pas.»

Mais Mme Waters refuse de se décourager.

Selon elle, il y a un moyen de changer le cours des choses. Par des programmes ciblés et intelligents dans les écoles, pour éduquer les enfants. «Après, ils retournent chez eux et éduquent leurs parents», dit-elle. Et ils pourront à leur tour veiller à la transmission d'une nouvelle culture du goût auprès de leurs enfants...

Pionnière là encore, elle a lancé il y a 16 ans un mouvement appelé «Edible Schoolyards», qui consiste à faire jardiner et cuisiner les élèves américains des écoles secondaires publiques. Elle a commencé par une école secondaire de Berkeley, où on a carrément arraché l'asphalte d'une bonne partie de la cour pour la transformer en potager. Puis le concept s'est propagé.

L'impact de ces programmes éducatifs a été mesuré. Et le constat s'impose: plus un enfant est en contact avec un aliment de base, plus il le cultive, plus il le cuisine, plus il est susceptible de goûter à quelque chose qu'il n'a jamais eu la chance d'essayer.

Selon elle, c'est donc la seule façon, par ce contact direct, pour que les enfants apprennent à sortir des ornières de l'alimentation américaine typique pour aller vers une alimentation plus diversifiée, moins fast-food.

Cette fameuse épidémie d'obésité dont on parle tant ne se réglera pas en comptant les calories des enfants, dit-elle. Elle se réglera en changeant leur rapport avec les aliments.

«Il faut amener les enfants vers des expériences de plaisir alimentaire quand ils sont jeunes. Il faut leur montrer que des aliments de qualité, produits de façon propre et juste, c'est ça qui a bon goût.»

Alice Waters ne se lance pas dans de grands discours sur la prochaine élection présidentielle. Mais elle ne croit pas que l'élection de Mitt Romney apporterait à la Maison-Blanche le même genre d'énergie alimentaire positive qu'elle a senti avec les Obama.

Ce qu'elle aime de Michelle Obama, en plus de son potager et de ses efforts en matière d'éducation des jeunes au jardinage et à l'alimentation naturelle? «Elle est pleine de joie et de vie. Elle a visiblement du plaisir à manger des légumes et des fruits.»

Exactement le genre de message qu'il faut propager, dit Mme Waters. Associer plaisir avec bonne alimentation - et surtout pas bonne alimentation avec privation, contrôle ou restriction.

En fait, dit-elle, il faut faire rimer plaisir et santé, plaisir et propreté, plaisir et justice.