Choisissez un thème anodin. Faites-en ce qui vous plaît. C'est le défi que nous avons proposé à nos chroniqueurs. Loin des grands débats de société qui sont généralement le lot de leurs réflexions ou de leurs coups de gueule, les chroniques de la vie ordinaire qu'ils nous ont livrées n'en sont pas moins étonnantes. cette semaine, Marie-Claude Lortie nous parle de chaussures.

Je fais des kilomètres en voiture pour vous écrire sur les bienfaits des transports en commun ou alors pour trouver du café bio fraîchement torréfié à Montréal. J'hypothèque ma maison - façon de parler - pour acheter des vêtements de designers locaux. Ou des sandales Burberry. J'achète du lait non homogénéisé venu de l'Estrie, mais je carbure aux chocolats Valrhona ou Cluizel, importés. J'adore les films européens seulement s'ils sont sous-titrés, parce que les doublages québécois (et français) me donnent tous de l'urticaire. Cela dit, je ferais tout pour défendre nos artistes - les bons - tout en vouant un culte à la Scandinavie.

Docteur, suis-je bobo?

Oui, c'est clair.

Mais suis-je claire?

Pas du tout.

Ma vie quotidienne est un tissu de contradictions.

Si j'étais végétarienne, probablement que je mangerais quand même du foie gras.

D'ailleurs, je vous écris et je sirote un Coca Light. À l'aspartame. Oui, moi, la critique gastronomique qui vous sermonne constamment sur les bienfaits de la micro-agriculture et qui ne manque pas une occasion de retweeter un article sur les dangers des OGM.

«En exprimant nos contradictions, nous ne nous en portons que mieux!» a dit un jour l'écrivain-journaliste américain Norman Mailer.

«Tout être humain a le droit d'être en contradiction avec lui-même», me dit, rassurante, l'écrivaine Amélie Nothomb.

Ouf!

Me voilà en bonne compagnie dans le clan des tarabustés par leurs propres paradoxes. Comme tous ces bourgeois bohèmes qui définissent notre société urbaine et postindustrielle actuelle, dont l'essence même est de combiner les valeurs de deux mondes en collision.

Tout a été expliqué très clairement dans Bobos in Paradise, le livre à succès de David Brooks paru en 2000, bien avant que ne démarre la nouvelle comédie télévisée de Marc Labrèche et Anne Dorval.

«Le monde intangible de l'information a rejoint le monde matériel de la richesse, et de nouvelles expressions qui combinent les deux, comme capital intellectuel ou industrie culturelle sont à la mode», a noté Brooks à une époque, pas si lointaine, où on commençait à peine à se détacher des anciennes dichotomies traditionnelles où les mondes de l'imagination et de la richesse faisaient chambre à part.

«Les gens qui fonctionnent bien en cette époque sont ceux qui peuvent transformer des idées et des émotions en produits, dit encore l'auteur américain. Ce sont des gens très instruits, qui ont un pied dans le monde bohémien de la créativité et l'autre pied dans l'univers bourgeois de l'ambition et du succès matériel. Les membres de cette nouvelle élite de l'âge de l'information sont des bourgeois bohèmes.»

Seule différence avec moi: ce n'est pas à l'art des idées neuves ni à son marketing que je pense en me levant le matin. C'est aux boîtes à lunch de mes enfants, où je m'apprête à jeter des tubes de yaourt fluo - pas été capable de dire non -, et à tout ce que j'ai écrit sur les transports en commun alors que je m'apprête à sauter dans ma voiture. Le tout en sandales à 29 achetées à Rome - bonjour les kilomètres en avion - fabriquées par des gens sous-payés quelque part en Asie.

***

Chaque journée me voit faire l'inverse de quelque chose que j'ai déjà exprimé. Ou même pensé. Car c'est là l'essence de l'invraisemblance des bobos. On n'est pas en contradiction avec ce qu'on dit parce qu'on n'y croit pas. On y croit.

Quand je dis que je suis convertie et convaincue des vertus du local ou du bio, c'est 100% sincère. Ma vie, c'est plutôt cet espace entre l'orthodoxie totale pour les causes qui me tiennent sérieusement à coeur et un je-m'en-foutisme déjanté. Mes prises de tête quotidiennes alambiquées ont lieu dans ce dénivelé, ce flou, cet entre-deux où l'on doit constamment prendre position à cause de tous ces choix quotidiens, de l'épicerie à la librairie en passant par cette conversation au téléphone avec un sondeur...

Mais qui est 100 % pur et vit un quotidien parfaitement au diapason de ce qu'il prêche? Vous ai-je dit que certains des plus grands chefs du monde, ceux dont les papilles valent de l'or, fument comme des cheminées? Des médecins aussi.

Et puis vous pouvez aussi m'accuser de ne pas être réellement féministe si j'embauche une femme pour faire mon ménage à ma place pendant que je m'époumone sur les dernières déclarations de Jessica Valenti ou de Ni putes ni soumises.

Je suis comme vous. La cohérence se doit d'être souple.

D'ailleurs, parlant de vous, et s'il y avait un peu de vrai dans la contradiction entre prêcher à tue-tête contre la hausse des droits de scolarité et le fait de posséder en même temps un téléphone portable à gros prix?

Un paradoxe, deux paradoxes... It's the new black.

***

Il n'est pas question ici, ni de ma part ni de la vôtre, j'en suis certaine, de justifier le fait de vivre totalement à l'opposé de ce qu'on prétend être. Ce serait exagéré, voire carrément malhonnête. Il est plutôt question de légers manquements à une cohésion parfaite des valeurs.

Sur le fond, généralement, les bobos ont un système d'idées qui se tient.

Par exemple, je n'ai pas de VUS et je n'en aurai jamais. Je refuse d'aller chez McDo et Wal-Mart (par contre, j'aime bien Target à l'occasion, car la chaîne encourage le bon design). Depuis quelque temps, ma lutte contre la société de consommation me fait choisir des voitures d'occasion. De plus, si ma familiale demeure une grande alliée, à ma décharge, je pratique le covoiturage intensif.

Mais le vélo et le bus? Juste assez souvent pour être fière de moi chaque fois que je sors à la station Place-d'Armes ou que je constate que ma clé BIXI fonctionne toujours.

Et aussi, je dois l'avouer, je suis accro à mon téléphone portable. Même si je vous ai promis dans plus d'une chronique d'abandonner cette habitude: je parle même parfois en conduisant.

Non, je n'en suis pas fière.

Et vous voir faire la même chose en si grand nombre n'y change rien.

Je suis convaincue qu'un jour, on repensera à ces appareils scotchés à nos cerveaux avec horreur et le même regard que l'on porte aujourd'hui sur les images enfumées et alcoolisées de nos souvenirs des années 60 et 70.

***

L'environnement?

Voilà un sujet qui a changé mes habitudes au quotidien depuis plusieurs années. Je recycle, je réutilise. Je composte parfois. J'achète des produits de nettoyage écolos - parce que j'aime leurs parfums et l'idée aussi. Je trouve bonne l'intention de fermer Gentilly et de construire plus de pistes cyclables.

Les mines? Oh oui, ça détruit les paysages. D'ailleurs, avez-vous Manufactured Landscape, ce chef-d'oeuvre du cinéaste et photographe canadien Ed Burtinsky? On y montre et raconte comment notre société de consommation est en train de transformer la Terre en créant notamment de nouveaux paysages de déchets, de rejets, de mines à ciel ouvert, de champs pétrolifères disgracieux.

J'adore ce film-culte. Je l'ai loué sur iTunes et je l'ai regardé sur mon MacBook Pro. Sans blague.

Ces ordinateurs que l'on voit à l'écran et que des dames chinoises qui nous tirent des larmes essaient de démonter pour en récupérer les métaux lourds... Oui, ces dames épuisées ayant traversé toutes les pires années Mao pour se retrouver, aujourd'hui, avec nos montagnes de détritus électroniques et autres.

Est-ce que quelqu'un, quelque part, pourrait inventer un ordinateur en bambou, s'il vous plaît?

***

Malgré quelques déménagements de bureau qui ont fait la vie dure à mes archives, j'ai réussi à conserver, pratiquement intacte, une caricature du New Yorker que j'adore, car elle résume assez bien une autre (encore) de mes multiples aberrations existentielles. On y voit un jeune qui croise sur un trottoir un individu qui distribue des tracts. «Je suis totalement d'accord avec vous au sujet du capitalisme, du néocolonialisme et de la mondialisation, dit le passant au militant. Mais vraiment, vous êtes trop dur avec le shopping.»

J'adore.

Et voilà qui dit tout, encore.

Horrifiée par la surconsommation de biens dans nos sociétés occidentales, bluffée par les files d'attente au Costco le week-end et la popularité des Dollarama, j'attends le jour où l'idée d'une nouvelle paire de chaussures me laissera de glace, où je serai capable de bloquer les courriels de mes sites de magasinage en ligne préférés, où je saurai reconnaître que deux paires de lunettes fumées, c'est suffisant.

Mais voilà, j'attends.

Ni les discours d'Amir Khadir ni les dizaines de militants antimondialisation que j'ai interviewés au fil des années n'ont réussi à me guérir.

Je comprends leurs questionnements et leurs arguments. Je sais que je devrais me sevrer du plaisir inutile d'avoir un nouveau manteau, un nouveau sac, un nouveau t-shirt, une nouvelle montre...

Mais «ni la contradiction n'est marque de fausseté, ni l'incontradiction n'est marque de vérité», a déjà écrit le philosophe Blaise Pascal.

Je parie que lui aussi aimait bien les chaussures Marc Jacob.