Quand Cyril Gonzales et Alex Cruz sont allés voir les fonctionnaires fédéraux et provinciaux qui s'occupent d'aider les entreprises comme la leur, on leur a demandé de montrer des chiffres de vente.

«On leur a dit qu'on n'en avait pas puisqu'on n'avait pas encore commencé notre projet», explique Cyril qui s'apprêtait alors à lancer Société-Orignal, un distributeur de produits alimentaires d'exception issus du terroir québécois.

Bredouilles, les deux gars sont rentrés chez eux en se disant qu'ils procéderaient autrement pour se lancer en affaires. Et c'est ce qu'ils ont fait.

Aujourd'hui, un an plus tard, avec 60 000 kilomètres de route dans le corps, mais très peu de sommeil, les voilà rendus immensément plus loin que le bout du nez de ces bureaucrates qui n'avaient apparemment rien compris.

Leur huile de tournesol ou de cameline, leurs miels, leur sirop, leurs câpres de genévrier et je ne sais quel autre produit original et bien boréal sont vendus dans des dizaines d'épiceries ou restaurants. On se les arrache à Toronto et même à New York où, grâce à un distributeur efficace, des tas de chefs, incluant Daniel Humm, du très grand 11 Madison Park, ont adopté les produits des compères.

Assis au café Saint-Henri, microtorréfacteur couru des passionnés, Cyril me parle de ses produits, de son sirop d'érable qu'il fait faire avec 56 litres de sève pour un litre de sirop plutôt que les 40 litres habituels. Il vante les mérites de son vinaigre de cidre de pommes tardives. Et puis, et puis la discussion tourne aux élections qui sont là, à deux pas.

«Tu crois qu'on devrait parler d'alimentation?», je lui demande.

- Mais oui, réplique-t-il tout de suite. Les OGM, les politiques agricoles qui encouragent la monoculture, l'étiquetage... Il y a des tas de sujets.

Et Cyril a raison, il y a des tas de sujets dont on pourrait parler durant cette prochaine campagne et dont on ne dira rien.

***

On pourrait parler de la gestion de l'offre dans un paquet de domaines. On pourrait parler de sirop d'érable, de sa commercialisation, lui qui devrait être traité avec respect, comme le vin en France. On pourrait parler de la réglementation dans le fromage où les laits crus sont en train de disparaître. Ou alors du zèle du ministère de l'Agriculture, des Pêches et de l'Alimentation, qui limite constamment les initiatives des petits transformateurs. On pourrait parler de ce qu'il manque pour une meilleure distribution et mise en marché de tout ce qu'on a, ici, nos aliments cueillis, pêchés, récoltés à deux pas de chez nous.

On pourrait aussi discuter d'un tas de sujets qui ont peut-être l'air d'être du ressort municipal d'entrée de jeu - potager en façade? poules en ville? - mais qui sont tous liés, finalement, aux enjeux alimentaires fondamentaux de compétence provinciale. Peut-être, par exemple, que pour encadrer les villes aux envies excessives d'ordre gazonnier, on pourrait rédiger une sorte de charte générale, qui garantisse aux citoyens, peu importe leur logement, le droit de jardiner au soleil et donc de s'approcher de plus d'autonomie alimentaire.

Je pense tout haut, je lance des idées qui n'ont peut-être pas d'allure, mais comme les gars de Société-Orignal, je crois qu'il faudra parler d'alimentation dans cette prochaine campagne. Comme eux, je rêve tout haut.

«Il est clair que notre agriculture «moderne» n'a de moderne que le nom, écrivent-ils dans le manifeste de leur entreprise. L'agriculture de notre temps est dirigée par quelques marionnettistes qui handicapent notre capacité d'avancement, faisant de celle-ci leur chasse gardée. Dans leur incompétence et dans leur excès d'ingérence répétée, une poignée de poids lourds dicte prétentieusement l'agriculture actuelle...»

D'accord, pas d'accord, peut-on en discuter, savoir ce que les élus ou ceux qui veulent se faire élire pensent de telles affirmations?

Le sujet n'a rien de marginal. De farfelu.

On mange trois fois par jour. C'est essentiel à nos vies, voilà le moins que l'on peut dire.

Et pourtant, on laisse les bureaucrates et les entreprises privées agir pour nous nourrir sans discuter collectivement de ces enjeux.

Sans exprimer de souhaits, sans savoir ce qu'on nous offre.

***

Moi j'aimerais bien, par exemple, que l'argent de mes impôts aide des gens comme Cyril et Alex et toutes sortes d'autres distributeurs sérieux désirant faire partager nos richesses alimentaires naturelles et artisanes d'ici. J'aimerais que collectivement, on agisse pour que le fromage d'ici soit abordable et accessible à tous, avec des politiques semblables à ce que l'on voit dans certains pays européens.

J'aimerais que, comme société, on trouve une façon de permettre à tout le monde de manger des produits frais régionaux naturels plutôt que des produits industriels ou importés de l'autre bout du monde à prix dérisoire et de qualité médiocre.

Le Québec, comme toute l'Amérique, est en train de devenir un univers à deux vitesses, où les riches boivent du nectar bio et les pauvres du Kool-Aid fluo.

Cette élection nous permettra-t-elle d'en parler? D'y réfléchir publiquement?

Photo: Ivanoh Demers, archives La Presse

Les produits d'Alex Cruz et de Cyril Gonzales, de Société-Orignal, sont vendus dans des dizaines d'épiceries et restaurants, notamment à Toronto et à New York.