À l'heure où d'habitude nous sommes tous scotchés, seuls, devant la télé, ou sur nos portables, iPad et compagnie, voilà maintenant toutes sortes de monde dans la rue, en train de taper sur des casseroles.

Depuis samedi, à 20 h chaque soir et pour 15 minutes - le signal a été lancé avec l'aide des réseaux sociaux -, des milliers de Montréalais inspirés par une coutume née au Chili en 1973 et maintes fois reprise depuis en Argentine, en Islande et ailleurs sortent devant chez eux, dans leur quartier, en frappant sur des chaudrons, poêles, lèchefrites et autres sauteuses et marmites, pour exprimer officiellement leur opposition à la loi spéciale du gouvernement Charest.

Oubliez le centre-ville et allez vous promener de Villeray à Saint-Henri en passant par Rosemont et Outremont et vous ne pourrez qu'entendre le tintamarre.

Le défoulement collectif qu'est devenu ce mouvement étudiant est bruyant. Très bruyant. Et plus bruyant de jour en jour.

Et comme les manifestations traditionnelles qui ont lieu depuis 102 jours, il est incroyablement festif. Les enfants tapent en rigolant, les voisins se parlent, les générations et les solitudes se rencontrent.

Si, au lieu d'attiser les foules par son absence et son mutisme, Jean Charest (avec son cabinet) descendait voir un peu ce qui se passe réellement dans la rue, pour une fois, il verrait ce que voient tous ceux qui se donnent la peine de regarder: un mouvement devenu, en très très grande partie, une sorte de grande fête, de festival où le sujet n'est pas le jazz ou le rire, mais plutôt l'expression citoyenne.

«C'est Rio ici», m'a dit mardi en riant et avec beaucoup d'affection Francesco Bandarin, sous-directeur général à la culture à l'UNESCO, en visite à Montréal pour un événement sur les villes de design. «Il fait chaud, il y a des fontaines, des filles nues et plein de gens qui manifestent dans la rue. On se croirait au Carnaval!»

La joie que les Montréalais ont à se retrouver dehors, en public, durant les festivals estivaux traditionnels ou encore aux tam-tams du mont Royal le dimanche s'étale et se répand maintenant un peu plus chaque jour, surtout que le beau temps est revenu.

Selon l'anthropologue Serge Bouchard, on est en train, sans s'en apercevoir, loin de nos divertissements solitaires, de «découvrir le plaisir d'être dans la rue, de respirer et d'exister collectivement».

Dans les médias, on parle beaucoup de la casse, des blessés, de la violence de la police et de certains manifestants... Mais combien de fois faudra-t-il répéter que ce n'est vraiment qu'un aspect très spécifique de ce qui se passe dans la rue?

Pour le reste, la foule porte le roi en dérision dans la joie et le bruit.

Et nos gouvernants devraient le comprendre.

«C'est typique, explique Serge Bouchard. Tout cela a été analysé souvent. Jean Baudrillard, notamment, a écrit là-dessus.»

Il serait intéressant, d'ailleurs, qu'on profite de ces recherches et réflexions pour donner au cabinet un petit cours accéléré de sociologie. Ainsi, ses membres pourraient comprendre ce que tout le monde ici voit bien en regardant les gens taper sur leurs casseroles: ce mouvement, aussi joyeux soit-il, n'a plus rien de rationnel.

On est dans un univers qui relève du cri du coeur et des symboles. On ne demande plus un gel des droits de scolarité, on demande du respect pour les gens dans la rue, un signe démontrant que leur colère n'a pas été méprisée, mais bien entendue et prise au sérieux. «On est dans le symbolique et pour sortir de ça, il va falloir nécessairement du symbolique», ajoute l'anthropologue.

Car il faut penser à une sortie de crise, c'est clair.

«La ligne entre la fête et l'émeute est extrêmement fine, continue Bouchard. Et on est dans un emportement qu'on ne contrôle pas.»

Hier, le blogueur Jean-François Lisée a mis en ligne une photo humoristique pour résumer l'invitation à négocier lancée aux étudiants par le gouvernement, maintenant que la loi spéciale a été adoptée. On y voyait Voldemort, ennemi juré de Harry Potter, symbole de méchanceté pure, brandissant une pancarte où l'on pouvait lire: «Câlins gratuits.»

Avant sa loi spéciale, le premier ministre était perçu symboliquement comme un «mononcle» méprisant et plutôt bouché. Aujourd'hui, voilà qu'on s'amuse à le décrire comme maléfique.

Plus que jamais, chacun de ses gestes est susceptible de nourrir le mouvement.

Il doit agir pour mettre fin à la crise, mais sa marge de manoeuvre est plus étroite là où il s'est lui-même coincé.

Démission du premier ministre? Discours solennel et magnanime à la nation où il reconnaît ses torts, où il fait preuve d'humilité et d'ouverture? Déclenchement d'élections?

Transformer cette situation ne sera pas facile.

Mais faudra-t-il attendre que quelqu'un meure pour faire un geste apaisant? Chaque soir nos craintes grandissent, surtout après le délit de fuite survenu mardi soir contre des manifestants.

L'heure est à la fête, mais l'heure est aussi très grave.