Il est environ 16h15, à l'angle des rues University et Cathcart, et la manifestation bat son plein. Des dizaines et des dizaines de milliers de personnes défilent dans les rues et on a l'impression que les marcheurs sont tout simplement partout dans le centre-ville. Pas étonnant: il y a tellement de gens que la foule ne peut que serpenter et s'étaler sur plusieurs artères. Et de plus, deux groupes contestataires se sont détachés pour former leur propre cortège.

Pour être à plus d'un endroit en même temps, j'ai fini par me louer un BIXI et je me suis donc arrêtée pour parler aux policiers qui dirigeaient la circulation au pied de la Place Ville-Marie et bloquaient l'accès à la rue University.

«Vous, vous pouvez passer sans problème, mais pas eux», me dit un agent en montrant les voitures arrêtées au carrefour. Un automobiliste ouvre sa fenêtre. «Je fais quoi pour sortir du centre-ville?»

- Pas possible, répond l'agent.

- Et mes enfants à Candiac que je dois aller chercher à l'école?

- Ici, ça va prendre un moment. La manifestation encercle complètement le centre-ville. Moi, si j'étais vous, pour vos enfants, j'appellerais quelqu'un.

Je n'ai pas dit un mot, mais évidemment, j'ai pensé la même chose que vous. Appelez le premier ministre et demandez-lui de vous trouver une gardienne pour voir...

Deux secondes plus tard, voiture suivante, même scénario. Une dame. Encore des enfants à aller chercher à l'école...

Vous voyez le topo.

Hier, en pleine heure de pointe, le centre-ville a été tout simplement envahi par les marcheurs. Bloqué. Circulation paralysée pendant de longues minutes.

La loi spéciale adoptée par Québec la semaine dernière n'a pas du tout empêché des dizaines et des dizaines de milliers de personnes de prendre les rues pour crier leur colère. À un moment, planté au milieu de la marche sur René-Lévesque, on pouvait voir des gens à perte de vue des deux côtés, vers l'est et vers l'ouest. Cortège impressionnant.

Dans les voitures, les gens bloqués, incapables de traverser d'un côté ou de l'autre, semblaient tous assez calmes, résignés. Plusieurs klaxonnaient même en appui aux marcheurs, d'autres brandissaient le bras comme les leaders étudiants aiment le faire. D'autres choisissaient de garer leur voiture pour sortir marcher un peu ou aller se chercher un café, faisant preuve, m'a confié une collègue prise dans un bouchon, «d'une étonnante courtoisie».

***

Dans la rue, ça chantait, ça riait, ça se parlait au téléphone portable, ça se retrouvait entre copains: «Eh, comment tu vas, longtemps qu'on s'est vus!» Il y avait des bébés, des grands-parents, le service d'ordre de quelques syndicats, des tonnes d'étudiants jeunes et moins jeunes, leurs profs, leurs chiens, des clowns, des pancartes de toutes sortes («Charest, juste pars», «Libéraux corrompus», «Désobéissons à la loi 78»). Beaucoup, beaucoup de gens calmes et joyeux. Et puis il y avait quelques marcheurs masqués dont il était pas mal clair dès le départ qu'ils ne s'en allaient pas faire une balade avec toutou.

Même moi, qui ne suis pas exactement Hannah Arendt et encore moins James Bond, je les ai vite repérés. Si je veux voir de la casse, pas une mauvaise idée de rester avec eux, me suis-je dit. C'est un groupe «anticapitaliste», a-t-on précisé quand j'ai posé quelques questions sur la nature de cette cohorte plutôt loubarde avant d'apprendre que La Presse n'y était pas exactement prisée. «Les trajets, on s'en fout... La loi spéciale, on s'en crisse!», hurlaient-ils en choeur, poétiques façon «deux par quatre». Il devait approcher les 17h quand ils ont fracassé leur première vitrine, prévisibles comme la pluie.

Mais pendant ce temps, il y avait surtout des milliers et des milliers de gens avec des slogans, des sifflets et des casseroles, qui voulaient tout simplement envoyer calmement, pacifiquement, peut-être pas toujours élégamment, mais néanmoins très civilement, un message au gouvernement, un message que celui-ci fait tout pour éviter de voir et d'entendre, attisant ainsi la machine depuis 100 jours.

«Je ne suis pas étudiante, je ne suis pas communiste, je ne suis pas anarchiste, je suis en crisse», disait la pancarte d'une dame accompagnée de son amoureux et de son bébé.

Un bon résumé de l'état d'esprit de cet immense rassemblement.