Quand j'étais enfant, un des exercices les plus courants à l'école dans les cours d'art était de nous faire dessiner notre maison de rêve. Ça devait être à la mode, car ce thème revenait fréquemment. Et comme on jouait avec des blocs LEGO sans modèle, cela nous encourageait à inventer nous-mêmes les caractéristiques excentriques de nos constructions. Pour se distinguer et être remarquées, elles ne pouvaient être banales. Toboggans et cordes d'escalade en guise d'escaliers, portes dérobées, balcons improbables. Ces maisons devaient être fonctionnelles et ludiques. Et hors de l'ordinaire.

Je n'ai pas souvent, en revanche, vu mes enfants explorer les mêmes couloirs. Pour eux, les blocs LEGO sont des puzzles dont il faut mettre les pièces dans un ordre bien précis. Le dessin consiste souvent à colorier un tracé fait pour eux. Et les thèmes qu'on leur demande d'explorer à l'école sont souvent bien encadrés. Tout cela est formidable pour améliorer certains processus intellectuels et la dextérité ou l'art de ne pas dépasser. Moins génial pour la créativité.

Or, nous avons justement besoin, dans notre vaste monde, de beaucoup d'imagination pour trouver de nouvelles solutions à nos vieux problèmes. Le cancer, le réchauffement climatique, les conflits armés. Et le remplacement de l'actuel pont Champlain.

Si j'étais directrice d'une école primaire ou secondaire, je lancerais l'exercice. Dessinez-nous un nouveau pont. Un pont de rêve, un pont du futur. Un pont sorti tout droit de votre imagination.

Tout pour sortir nos réflexions des ornières dans lesquelles elles sont trop souvent enlisées et d'où elles ne produisent que d'autres bâtiments plus semblables les uns que les autres. Si vous en doutez, regardez les gratte-ciel qui se construisent au centre-ville. Ou les ensembles résidentiels de banlieue.

Notre société manque d'espaces de réflexion publics où les mots «flyé», «déjanté», «excentrique» et tous leurs synonymes n'ont plus besoin d'exister. Où on n'a pas peur de rêver à voix haute.

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C'est pour ouvrir ce genre d'espace qu'avec des collègues et des gens de l'Université de Montréal, on a eu l'idée, à l'automne, d'organiser ce concours d'idées maison dont les résultats ont été publiés le week-end dernier dans le cahier Enjeux. Je vous invite à aller les voir sur lapresse.ca.

Les étudiants auraient probablement pu passer plus de temps sur les projets présentés. Ils seraient probablement allés plus loin dans leurs réflexions s'ils avaient été encadrés par des professeurs. Il reste qu'ils sont partis dans des directions qui nous amènent tous hors des sentiers battus. Et cela est essentiel. Merci à tous les participants d'avoir pris le temps de nous montrer qu'il faut repenser à ce que l'on considère comme anticonformiste ou invraisemblable.

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Si, comme lorsque j'étais enfant dans les années 70 - où le flyé était de bon ton -, on me demandait de dessiner un pont de rêve, il ressemblerait en bien des points à ceux que nous ont présentés nos huit équipes.

D'abord, il serait à côté du pont actuel, pas à sa place. Je ferais avec la vieille structure des voies cyclables et piétonnes. J'aménagerais de l'espace pour profiter du plaisir de la traversée, pour admirer la ville. Je ferais du vieux pont une sorte de High Line sur les stéroïdes.

Sur le nouveau pont aménagé pour les voitures et les camions, j'ajouterais beaucoup de place pour les transports en commun, en commençant par un train électrique.

Tant qu'à rêver, je profiterais aussi de l'occasion pour repenser les accès aux ponts sur les deux rives et voir s'il n'y a pas moyen de corriger des problèmes d'urbanisme, notamment le côté très enclavé de L'Île-des-Soeurs, qui pourrait être plus ouverte vers Montréal, pour les cyclistes, les piétons et les transports en commun. Et n'y a-t-il pas tout le quartier Pointe Saint-Charles, coincé par les voies rapides, qui mérite de ravoir un peu d'accès à l'eau?

Et sur la Rive-Sud, est-ce que l'accès au fleuve et aux bordures de la Voie maritime pourrait être amélioré par une arrivée au pont mieux pensée? Par exemple, les voies rapides qui donnent accès au tablier doivent-elles nécessairement occuper tant de mètres carrés? Est-ce nécessaire de s'étaler partout? Regardez l'arrivée à New York en voiture par le pont Washington: dense, efficace...

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Si vous me permettez de continuer à rêver, j'ajouterais quelques mots sur le ministre des Transports fédéral, Denis Lebel, responsable du dossier puisque ce pont est de compétence fédérale.

Je souhaite et j'espère qu'il a pris le temps de regarder les propositions des étudiants et de regarder les photos des ponts qui, partout dans le monde, montrent qu'une telle construction se doit d'être une solution intelligente et recherchée à des questions d'urbanisme et de transport. Pas un simple trait entre deux points.

Le ministre a parlé d'un budget de 5 milliards de dollars. C'est gigantesque. Plus que les sommes engagées pour bien d'autres projets de cette taille.

Il serait honteux qu'avec une somme d'une telle ampleur, le Canada ne réussisse qu'à faire une banalité.