La rue Rushbrooke, à Verdun, a ce brin de coquetterie un peu fleurie que permet l'été dans les quartiers humbles.

On y trouve une station BIXI, des immeubles typiquement montréalais abritant sur deux niveaux de petits logements parfois proprets, parfois moins. Il y a aussi une maison pour personnes âgées, bien gardée par de solides feuillus. Et si des jardins croulent parfois sous les hydrangées, d'autres s'enorgueillissent de cailloux disposés méticuleusement façon vaguement zen.

À quelques pas de là, la station de métro LaSalle amène son lot de passants pressés ou de flâneurs.

La rue Rushbrooke n'est pas une carte postale, mais c'est tout ce qu'on attend d'une rue résidentielle urbaine où les familles grandissent et bougent, avec leurs soucis et leurs découvertes.

Depuis quelques jours, toutefois, un des appartements en rez-de-chaussée n'a plus de fenêtres. Elles sont bouchées par des panneaux d'aggloméré. L'appartement était celui de Joe Yazbeck, 31 ans, de sa conjointe, Cynthia Beauvais, 28 ans, et de leur fils, Gabriel, 3 ans. Ils sont tous morts dans un incendie, il y a six jours. D'abord le père et le fils, puis la maman, qui s'est accrochée à la vie pendant quelque temps, en vain. Même le chien ne s'en est pas tiré.

Sur le perron de la maison, des fleurs ont été laissées, et un vélo de Tigrou abandonné semble avoir la tâche de nous rappeler qu'un tout-petit a été férocement emporté.

À côté, toutefois, les autres appartements tiennent bon.

Tout le monde a senti la fumée, m'a expliqué une voisine, hier. Et les cinq autres logements de l'immeuble en question ont été évacués le soir même. Mais la normalité a rapidement repris le dessus. L'immeuble n'a pas été détruit au complet. En une demi-heure, les pompiers ont éteint le brasier.

Bref, le sort, en lançant ce feu relativement banal, a visé chirurgicalement la jeune famille et laissé les autres indemnes.

Les Yazbeck-Beauvais n'avaient pas de détecteurs de fumée en bon état. Tout est dit.

«Moi, je ne niaiserai plus jamais avec ça», a dit hier une voisine, sortie promener son gros chien. «Ça va tellement vite.»

Vite et silencieusement.

Un jour, on emménage dans un petit quartier paisible, à deux pas du métro, du Maxi, du Canadian Tire et de la jolie rue Wellington. Un jour, on rêve d'aller manger au Mas ou au Simpléchic, à deux pas de chez soi, de s'acheter peut-être une des maisons en rangée, au bout de la rue. Un jour, on roule à vélo en se disant qu'elle est bien jolie, avec ses grenouilles, la nouvelle murale de Roadsworth, angle Verdun et De L'Église. Et le lendemain, parce qu'on a bêtement oublié une casserole sur le feu ou mal installé le fil d'une lampe ou d'une chaufferette, peu importe, mais surtout parce qu'on a été trop nono ou narquois vis-à-vis de la mort pour remplacer la pile du détecteur de fumée, il ne reste plus rien.

* * *

Cette histoire est d'une absurdité désarmante comme seules les tragédies les plus cruelles savent l'être. Celles où on a été de connivence avec le destin en négligeant les précautions essentielles et le gros bon sens, en croyant qu'on est un peu immortel.

Le conducteur ivre. Le pêcheur sans gilet de sauvetage. Le cycliste ou le skieur sans casque. La mère qui parle au cellulaire en conduisant. La famille sans détecteur de fumée...

Je comprends mieux les pompiers, qui n'ont pas ri de moi, l'an dernier, quand je les ai fait venir à la maison pour trois étincelles et quart (un de mes thermostats s'est mis à émettre de la fumée et je craignais que ça ne se répande dans le mur).

«C'est mieux que ne rien faire», m'avait dit alors le gentil colosse débarqué avec tout son équipement, trois camions et un appareil pour mesurer la chaleur dans les murs. «Ne vous en faites surtout pas.»

On n'est jamais trop prudent, avait-il ajouté. Car le feu prend vraiment n'importe comment. On peut tout faire pour le prévenir, il trouvera encore une raison de nous tomber sur la tête. Même la parfaite Kate Winslet s'est retrouvée prise dans un incendie, avant-hier, alors qu'elle séjournait chez le milliardaire Richard Branson, dans son île privée des Caraïbes. Apparemment, cela aurait été causé par une tempête tropicale, peut-être les forts vents qui auraient arraché des fils, peut-être la foudre. L'actrice et ses enfants s'en sont sortis sains et saufs, mais il reste que voilà, le feu se moque de tout et frappe comme il le veut, cruellement, à la Bellatrix Lestrange.

Oui, on peut essayer de prévenir. Mais devant l'arbitraire, il faut surtout savoir fuir à temps. Ce que la famille de Verdun n'a jamais eu le temps de faire.