Une des collections privées d'art contemporain les plus intéressantes de Berlin, celle de Christian et Karen Boros, est depuis 2008 accessible au public dans un bunker.

Oui, un bunker. Une construction de béton pratiquement indestructible, érigée en six mois en 1942 par les autorités allemandes, où des milliers de civils se sont réfugiés pendant la guerre pour se protéger des bombardements.

Le bunker, qui était du côté est de la capitale allemande avant la chute du mur, a servi d'entrepôt de fruits durant les années communistes. Puis, dans les années 90, il est devenu notamment une boîte de nuit sado-maso.

Aujourd'hui, l'intérêt historique de l'étrange immeuble, qui aura 70 ans l'an prochain, saute aux yeux. D'autant plus que l'intérieur a été transformé par des architectes qui ont su le rendre humain - aussi étrange que cela puisse paraître. Ils ont laissé intactes des inscriptions murales d'époque soulignant son rôle de protection civile et percé des espaces à coups de scie à diamant, les seules qui sont venues à bout du ciment.

Mais l'intérêt de conserver ce triste souvenir d'une guerre et d'un régime odieux était-il aussi clair il y a 30, 40 ans?

Si on avait pu le détruire après la guerre, aurait-on dû le faire? Ou est-ce absolument nécessaire de documenter architecturalement toutes les étapes de l'Histoire, les pires comme les meilleures?

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À Montréal, l'Histoire nous a épargné des bombardements et s'est contentée d'un parcours pas mal plus zen. Mais cela ne nous empêche pas de devoir nous interroger sur la conservation de notre humble patrimoine bâti.

Doit-on réparer l'échangeur Turcot plutôt que le démolir, puisqu'il était très innovateur à son époque? Doit-on refuser de remplacer le pont Champlain au cas où, un jour, on réaliserait son importance dans l'évolution du génie civil? Peut-on encore rêver de sauver la maison Redpath?

Doit-on toujours conserver? «Pas du tout», m'a répondu hier Dinu Bumbaru, d'Héritage Montréal, quand je lui ai posé la question.

En fait, m'a-t-il expliqué, il y a toutes sortes de bâtiments qui demandent des analyses bien différentes. Il y a les intouchables historiques, par exemple, l'église Notre-Dame, dont la démolition est impensable. Ou les intouchables architecturaux, comme la Place Ville-Marie de Pei ou Westmount Square de Mies van der Rohe.

Mais une ville, précise M. Bumbaru, a aussi besoin de faire du ménage et de se poser des questions. Quand Haussman a réorganisé Paris pour lui donner le style qu'il a aujourd'hui, il a fallu démolir. Mais le nouveau justifiait la disparition de l'ancien.

La qualité du remplacement et de son apport à un nouveau patrimoine est cruciale dans la décision de laisser partir ou non un morceau d'histoire.

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Il y a actuellement un débat à Beaconsfield autour d'une maison historique.

Non pas une maison datant du régime français, ni même une demeure victorienne avec de jolies courbes, mais plutôt un pavillon construit au début des années 50 dans le cadre d'un programme national de création et d'innovation architecturale qui visait à mettre en valeur le bois de Colombie-Britannique, appelé Trend House (Maison Tendance). La demeure de Beaconsfield est l'unique volet québécois de cette expérience de diffusion du modernisme qui s'est déroulée d'un bout à l'autre du pays.

En Colombie-Britannique, sa version a été déclarée monument historique. Ici, la maison est en mauvais état, a besoin d'importantes et coûteuses réparations et la Ville de Beaconsfield a donné la permission à ses propriétaires de la démolir. Pour la remplacer par quoi? On ne le sait pas.

Donc, non seulement on veut faire disparaître une construction historique, mais on n'a encore aucunement justifié auprès de la communauté et de ceux qui veulent la conserver en quoi le substitut pourrait être à son tour un enrichissement pour l'histoire architecturale future de Montréal.

«On ne nous a pas dit quels étaient les arguments justifiant cette démolition», explique Barbara Barclay, présidente de la société historique Beaurepaire-Beaconsfield, qui tente, notamment avec l'aide de Docomomo - organisme voué à la conservation de l'architecture moderne -, de s'assurer que la maison reste bien en place.

Un des grands problèmes dans ce dossier, c'est que, contrairement par exemple à la maison de Mme Barclay, la plus ancienne de Beaconsfield, construite au XVIIIe siècle, et dont le caractère patrimonial est évident, on parle ici d'une construction relativement récente dont l'importance ne saute pas aux yeux.

On ne voit pas de signature historique. On n'a pas le recul pour que ce soit clair aux yeux de tous. Et on ne veut pas laisser à la maison le temps de devenir clairement historique.

Aux États-Unis, dans la région de Los Angeles ou de Palm Springs, on s'arrache maintenant les constructions d'après-guerre de qualité, à commencer par les Case Study Houses d'Eero Saarinen ou de Richard Neutra - fruits d'un concours lancé par une revue d'architecture -, et leur importance est de plus en plus comprise par le grand public.

Ici, y est-on assez sensibilisé?

Toutes les maisons construites dans les années 50 et 60 ne doivent pas être à tout prix protégées. On peut démolir. On peut refaire. Cela fait partie de la vie d'une ville, et Montréal est rempli d'architectes capables de faire évoluer notre patrimoine.

Mais dans le cas de la maison Woodland de Beaconsfield, il faut la protéger. À moins qu'on ait une solution réellement aussi innovatrice à proposer.