Il est clair qu'on a raté l'occasion de lancer un projet porteur, innovateur et créatif avec l'échangeur Turcot. Mais si c'était le moment de se reprendre avec le pont Champlain?

Imaginez le petit grain de folie créative et courageuse qui a amené des gens à construire des ouvrages aussi audacieux que le viaduc de Millau, le Golden Gate, le tunnel sous la Manche ou même le pont de l'Île-du-Prince-Édouard, mais qui s'allumerait ici, à Montréal.

Imaginez un pont qu'on viendrait admirer, étudier, analyser, de partout dans le monde.

Concept totalement déjanté? Ou furieusement nécessaire pour la métropole?

D'abord, un fait: on a besoin d'un nouveau pont.

Les études rendues publiques par La Presse dans les derniers jours le montrent clairement. On a choisi la version bon marché quand le projet de construction du pont Champlain a été lancé, à la fin des années 50, et aujourd'hui, on voit qu'on en a eu pour notre argent. Un pont sans intérêt architectural, sans innovation d'ingénierie, utilitaire, qui approche dangereusement de sa date de péremption.

Le problème posé par ce constat est double, comme l'expliquent bien les responsables de la société fédérale responsable de la gestion de cette infrastructure.

D'abord, il faut gérer l'immédiat. Trouver une solution à court terme pour s'assurer que la construction ne s'effondre pas. Parler de ce risque n'est même plus dans la catégorie «exagération folle de géphyrophobes en goguette». La structure est réellement en mauvais état. Et le processus de réparation - de type sauver les meubles - doit être accéléré si on veut gérer de façon à peu près statistiquement acceptable les possibilités de catastrophe. Au Japon, un tronçon de route de Kanto, détruit par le séisme, a été réparé en trois jours. La nouvelle, inspirante, a fait le tour du monde. Comparaison boiteuse? Soit. Mais n'y a-t-il pas, dans cette célérité devant une totale adversité, une résilience et un dynamisme qui devraient tous nous inspirer?

Et comme l'heure est plutôt grave, si on se fie au rapport de Delcan, il faut aussi se préparer aux embouteillages qui risquent nécessairement d'accompagner les travaux de demain. «Compte tenu de tous ces aspects négatifs», écrivent les ingénieurs après avoir fait la liste des faiblesses de la structure, «la possibilité qu'il y ait un effondrement partiel ou complet d'une travée ne peut être exclue». Des bouchons, c'est nul. Mais un effondrement?

Devant cette possibilité fort proche de circulation chamboulée, les villes des deux rives doivent se mettre en quatrième vitesse elles aussi pour trouver des solutions de transport réduisant l'affluence sur le tablier. Mais est-ce une mauvaise chose que de provoquer cette réflexion?

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L'autre étape, ensuite, sera de parler long terme. Et c'est là qu'il faut arrêter de déprimer. Construire un pont est un projet inspirant. Oui, c'est une grosse facture qui se profile à l'horizon, mais c'est aussi une immense page blanche où tout est permis. À commencer par les bonnes idées.

Car ne rien construire est hors de question. Le pont Champlain est une voie d'entrée essentielle à Montréal: 165 000 véhicules l'empruntent chaque jour. Ce pont est le plus fréquenté du Canada.

Peut-être que, dans un autre siècle, ou même plus tôt, nous nous promènerons tous en avion miniature alimenté à l'énergie solaire, télétravailleurs branchés en intraveineuse sur le Skype 22e génération et nourris par nos propres potagers.

Mais en attendant, la nécessité de traverser le fleuve en voiture et en camion demeure. Et reconstruire le pont pour une quantité imposante de véhicules est incontournable. Surtout sur cet axe.

Cela dit, la réflexion sur le pont nouveau doit être tout sauf machinale. Les défis environnementaux d'aujourd'hui nous obligent à penser totalement autrement. À penser vélo, train, locomotion électrique, piétons, covoiturage... À penser différemment aux changements de température, au déneigement, au déglaçage. À penser à de nouveaux matériaux, à de nouvelles techniques.

Pourquoi ne ferait-on pas passer le métro dans le nouveau pont? Pourquoi n'essaierait-on pas de nouvelles méthodes de gestion de la neige? Pourquoi ne mettrions-nous pas sur pied un système de péage innovateur, hyperconvivial, avec effet ticket modérateur, qui nous permettrait de nous doter de la structure que mérite la métropole?

À Portland, la Ville a installé un téléphérique comme moyen de transport entre deux quartiers. À Sydney et à Stockholm, on prend le bateau. À New York, le métro traverse les rivières sans problème... Parfois, des villes installent des ascenseurs, des trains électriques automatisés, des ponts flottants, suspendus...

Des idées hors normes, les autres municipalités, grandes et petites, de tous climats, en ont. Adaptées à leurs circonstances. Pensées pour répondre à leurs défis particuliers.

Et ne venez pas dire que penser ainsi coûte trop cher. On le voit bien dans cette triste histoire: c'est le prix de construire sans vision, sans innovation, sans courage, qui finit par être démesuré.