Cela doit faire 123 ans que, dans ma famille, on utilise la même crème contre l'eczéma. Un peu plus fort que ce qui s'achète sans ordonnance, mais rien de bien spécial. Celle que tous les médecins prescrivent. Un classique.

Année après année, donc, je vais voir le même pharmacien qui me vend exactement la même chose dans le même petit pot blanc. Et, une fois sur deux ou trois, il me dit la même chose: «Vous savez, je ne peux pas vous renouveler après ce pot, il vous faut une nouvelle ordonnance.»

Année après année, donc, je rappelle le même médecin et je lui redis la même chose: «Tu sais, la même crème que la dernière fois... Eh bien, le même pharmacien veut le même papier pour les mêmes raisons.»

Si même vous, vous trouvez cette répétition exaspérante, imaginez le médecin et le pharmacien.

Quand j'ai appris lundi que les pharmaciens demandaient plus de pouvoir et plus de marge de manoeuvre dans la vente de médicaments pour répondre à ce genre de demande sans complexité, j'ai tout de suite pensé à cette aberration.

En fait, voilà longtemps que je me demande comment il est possible que les pharmaciens ne ruent pas plus dans les brancards devant de telles absurdités et comment les médecins tolèrent ça. Il y a tellement de choses plus intéressantes à faire que de répéter toujours le même papier, le même coup de fil, non? Un vrai pensum. Et ce n'est pas comme si nos médecins manquaient de clients par les temps qui courent... Corriger de telles pertes de temps est une solution évidente pour alléger le réseau de la santé.

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En France et en Italie, où j'ai eu récemment affaire à des pharmaciens, la marge de manoeuvre de ces professionnels est pas mal plus vaste. Dès qu'on entre dans ces commerces - qui n'ont rien à voir avec nos établissements géants nord-américains où on vend pratiquement des pneus d'hiver -, on sent que la relation avec le pharmacien sera différente. D'ailleurs, c'est un peu intimidant. Peu de choses sont vendues sur les étagères. Il faut demander. Et on nous pose alors des questions précises, on demande à voir. «Ah, vous avez un bouton? Où?»

Je me rappelle une fois, en Italie, j'arrive au comptoir et je demande du Tylenol. Le pharmacien ne voit pas du tout de quoi je parle. «Mal de tête, je lui dis.

- Oui, mais quel type de mal de tête?» réplique-t-il. Essayez d'expliquer ça en italien... Il a fini par me donner des comprimés, mais ça n'a pas été simple.

Une autre fois, en France, je commence à avoir mal à un doigt. Je songe à aller chez le médecin. «Va à la pharmacie, me dit une amie, on va te donner quelque chose.»

À la pharmacie?

«Panaris», déclare la pharmacienne en m'imposant une fiole de liquide transparent. «Utilisez ceci, c'est transcutané.» Je venais d'apprendre deux nouveaux mots et de constater que c'est l'idée même de la pharmacie française qui est différente, beaucoup plus proche de la clinique que du supermarché.

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Ici, nos pharmacies sont souvent de grandes surfaces dont le modèle d'affaires n'a rien à voir avec ceux des commerces européens, petits et spécialisés (en Suède, jusqu'à tout récemment, les pharmacies étaient toutes contrôlées par une société d'État!). Peut-on changer la réglementation sur le pouvoir des professionnels sans tenir compte de cette différence fondamentale dans la façon de voir le métier?

La marge de manoeuvre dont profitent les pharmaciens dans certains pays européens s'accompagne d'une marge de responsabilité qui n'a pas d'équivalent ici, où, quand on dit que certains médicaments sont en vente libre, on parle de liberté totale. Personne ne vous posera jamais de questions pointues sur votre type de mal de tête si vous décidez un jour d'aller chercher des Advil.

Évidemment, les pharmaciens qui aimeraient pouvoir vendre des médicaments pour arrêter de fumer ou des antibiotiques contre les infections urinaires n'installeraient pas les médicaments sur les étagères au vu de tous, quelque part entre les brosses à plancher et la soie dentaire. Mais peut-on transformer le rôle que jouent les pharmacies et les pharmaciens dans nos vies sans se poser de questions sur le fait que, dans le même commerce, on peut acheter des décorations de Noël et des somnifères?

L'éparpillement commercial de la pharmacie nord-américaine nous oblige à nous interroger sur la possibilité d'abus. Possibilité dont on ne peut nier l'existence quand le professionnel qui conseille un produit est aussi celui qui le vend. Mais doute qui peut très bien s'effacer quand un lien de confiance solide est établi sur fond éthique et professionnel impeccable.

Il faut revoir le rôle des pharmaciens, demandent-ils? Oui, revoyons-le.