C'est par le Atlantic Monthly, respectable revue intellectuelle américaine, que la bombe est arrivée. Tous les gourmets et gourmands et autres foodies, pour reprendre l'expression anglophone à la mode, s'y attendaient. Ce n'était qu'une question de temps. Quelqu'un devait finir par poser la question (et y répondre): notre passion collective pour la cuisine est-elle en train de déraper?

Il faut dire que, depuis quelques années, l'intérêt pour tout ce qui touche la nourriture a atteint des proportions effectivement gargantuesques. Ici comme ailleurs aux États-Unis ou en Europe, les magazines, les blogues - oh oui, les blogues -, les émissions et les chaînes de télé consacrées exclusivement à la cuisine se multiplient et sont partout. Tout comme les livres de recettes. On parle cuisine, on montre à faire de la cuisine, on organise des concours de cuisine. Les chefs, ce faisant, sont devenus des célébrités pratiquement au même titre que les vedettes de cinéma. Il y a 10 ans, qui aurait pu nommer un chef comme ça, sans réfléchir? Aujourd'hui, on sait tous qui sont Daniel Vézina, Martin Picard, Gordon Ramsay et Ferran Adrià, le roi du moléculaire.

Cette année, même si les chiffres officiels ne sont pas encore disponibles puisqu'il est trop tôt, la participation au volet gourmand du festival Montréal en lumière semble particulièrement élevée. Essayez de trouver une table dans les restaurants les plus populaires, cette semaine, pour voir. Il en reste. Mais armez-vous de patience.

On pourrait aussi parler des mémoires, documentaires et films consacrés à la nourriture qui sortent depuis quelques années. Cela va de Food Inc. à Julie&Julia, portant notamment sur la vie de Julia Child - célèbre auteure de livres de recettes - en passant par It's Complicated, dont le personnage principal est boulangère, sans oublier évidemment Mange, prie, aime, qui célèbre les retrouvailles d'une journaliste avec le plaisir de manger.

Le New York Times, la semaine dernière, a même consacré un article entier à la nouvelle tendance, chez les actrices, de se faire voir en train de manger un vrai repas («For Actresses, Is a Big Appetite Part of the Show?»). Peut-être est-ce seulement pour les apparences, pour avoir l'air de personnes saines d'esprit qui s'alimentent normalement et non de névrosées obsédées par leur poids, propose l'article. Il reste que le fait de manger, d'aimer manger, voire d'être devenu un vrai spécialiste de la question version non pas nutritionniste mais plutôt écolo-épicurienne, est devenu totalement socialement acceptable. Même applaudi.

Allez dans les quartiers branchés de New York, de Los Angeles et aussi de Montréal. Aux côtés de l'art contemporain, de la musique et du cinéma, l'art de la table fait maintenant partie des moyens d'exprimer sa personnalité, sa différence, ses idées politiques. Toutes sortes de restos de type «de la ferme à la table» le montrent partout. Ce ne sont pas les traditionnels BCBG qui fréquentent ces établissements soignés et intelligents, mais des jeunes aux allures rebelles.

Même en France, où il y a pourtant une très longue tradition gastronomique, où bien manger a toujours fait partie de la culture, la cuisine a refait surface ces dernières années, reprenant sa place au soleil chez un public courtisé depuis quelques décennies par l'alimentation de masse. «Avec Top Chef et toutes les émissions à la télé, on voit une vraie passion revenir dans le grand public», m'a expliqué la semaine dernière Anne-Sophie Pic, présidente d'honneur du festival Montréal en lumière et chef-propriétaire de la Maison Pic, triple étoilée Michelin, à Valence. «C'est partout.»

Aux États-Unis, où on ne fait jamais les choses à moitié, cette passion pour la bonne nourriture n'a pas atteint tout le monde, comme s'en plaint Michelle Obama - qui a fait de l'alimentation sa grande cause. Mais chez ceux qui ont embrassé la gastronomie comme nouvelle façon de vivre, elle prend parfois des airs de religion. «Mais ce poulet, avait-il des amis?» demandent des convives à leur serveuse, au restaurant, dans un sketch humoristique consacré aux foodies dans la nouvelle série télé Portlandia.

«L'autre jour, je lisais un blogue où une nana raconte comment elle a mangé la cervelle d'un cochon de lait, et je me demandais si ce n'était pas un peu exagéré», m'a expliqué récemment en entrevue Ariane Daguin, présidente de D'Artagnan, société new-yorkaise de distribution de viandes et autres produits gastronomiques haut de gamme.

Le journaliste qui a écrit son article polémique dans The Atlantic, B.R. Myers, croit que oui, effectivement, on exagère. S'intéresser à ce que l'on mange est une préoccupation louable, croit-il. Mais encore faut-il faire preuve de modération, là comme ailleurs. En faire une passion unique et y consacrer toute son énergie est selon lui un dérapage monomaniaque que même l'importance de l'alimentation dans la vie ne saurait justifier. Surtout si, en plus, la nourriture devient prétexte à étaler son savoir et à épater les voisins avec des noms de restaurants visités aussi impressionnants, pour certains, que des noms de grandes marques de voitures de course. Myers parle aussi de la gloutonnerie des foodies, qu'il trouve indécente, notamment telle que la décrit le journaliste et chef américain Anthony Bourdain.

Évidemment, si on ne s'attarde qu'à ces aspects de la culture gastronomique actuelle, il y a effectivement des excès douteux. Mais toute passion peut devenir insupportable lorsqu'elle est martelée et étalée sans égard à ceux qui s'y intéressent moins. C'est vrai autant de la passion pour la bonne chère que de celle pour le hockey, les timbres exotiques ou l'oenologie.

Il y a toutefois beaucoup de bon dans notre découverte de la cuisine, qui est, selon moi, essentiellement portée par un besoin humain de mieux manger.

La culture nord-américaine de la seconde partie du XXe siècle a tenté de nous faire croire qu'on pouvait laisser aux industriels le soin de nous nourrir pendant qu'on ferait autre chose. C'était, on l'a compris, une très mauvaise idée.

Rien de plus naturel que, aujourd'hui, on cherche ensemble à trouver des façons de reprendre ce temps perdu à ne pas cuisiner et à mal manger.