Lara Logan est la principale correspondante à l'étranger de la chaîne de télévision américaine CBS depuis 2006. Comme Anderson Cooper pour CNN ou Christiane Amampour maintenant à ABC, Mme Logan couvre les zones de conflits, les points chauds du globe. Irak, Afghanistan...

Vendredi dernier, alors qu'elle était sur la place Tahrir, au Caire, pour couvrir la chute d'Hosni Moubarak, son équipe a été encerclée et prise à partie par la foule échauffée. Mme Logan a alors été isolée de son groupe par certains individus puis agressée sexuellement d'une façon «brutale et soutenue». Elle a été sauvée par un groupe de femmes puis par des soldats égyptiens. Samedi, elle est rentrée aux États-Unis pour se faire soigner.

Quand CBS a publié un communiqué, mardi après-midi, pour faire état de ce sordide événement, Mme Logan, qui est originaire d'Afrique du Sud et vit à Washington avec son mari, était encore à l'hôpital.

La nouvelle, évidemment, a rapidement fait le tour du globe et des blogues. Sauf que, au lieu de provoquer une vague unanime de condamnations dégoûtées, l'onde de choc a secoué l'univers des internautes en faisant monter à la surface des saletés de fond de tonneaux profondément nauséabondes.

«Elle a l'air d'une salope, bien fait pour elle», m'a écrit un internaute quand j'ai blogué sur le sujet, mardi en fin de journée.

«Désolé, mais c'est être très irresponsable de CBS et de la journaliste (jeune, belle, blonde et habillée à l'occidentale) d'aller au Moyen-Orient au milieu de l'action...» a ajouté un autre.

«Voilà ce qui se passe quand on veut jouer les Indiana Jones version journaliste!»

La liste des horreurs que j'ai eu à lire est aussi longue que déprimante.

Évidemment, on peut soupçonner les internautes anonymes qui commettent de telles immondices sur les sites web de ne pas être les plus fins analystes de notre société. Mais aux États-Unis, des journalistes et des commentateurs dits sérieux ont fait des commentaires semblables.

«Ça ne me fait pas un pli que les reporters des grands médias qui passent leur temps à nous dire que l'islam et les musulmans sont pacifiques puissent se rendre compte à quel point l'islam et les musulmans sont vraiment «pacifiques»», a écrit l'animatrice de radio et blogueuse hyperconservatrice Debbie Schlussel, avant d'ajouter que Mme Logan aurait dû se douter que cela pouvait lui arriver en allant en là-bas...

Un journaliste, Nir Rosen, a même dû démissionner de son poste de chercheur à l'Université de New York hier, en raison de l'indélicatesse des propos qu'il a tenus sur Twitter à l'égard de la victime. M. Rosen a en effet tenté une blague sur le fait qu'après un tel événement, on parlerait plus d'elle que de son concurrent de CNN, Anderson Cooper. Il a ensuite tenté de minimiser ses propos en disant qu'il trouvait le crime terrible, mais que cela ne l'empêchait pas de lever les yeux au ciel en pensant à toute l'attention qu'elle obtiendrait ainsi.

En lisant toutes ces horreurs, j'ai eu l'impression, par moments, que le monde avait reculé de 75 ans. Que l'époque où on accusait les victimes de viol d'avoir «couru après», tout en minimisant la portée du crime, était soudainement revenue, comme dans un mauvais rêve.

Mais en fait, c'est une version 2011 du cauchemar qui est en train de se dérouler sous nos yeux.

Parce que, en plus des commentaires du type «elle l'a cherché», ont aussi commencé à déferler les remarques du type: «Était-ce une agression sexuelle si grave que ça?»

Dans son communiqué, la chaîne CBS a écrit que Mme Logan avait été battue et victime d'une «agression sexuelle brutale et soutenue». On n'a pas écrit «viol». CBS n'a pas voulu dire pourquoi.

Peut-être parce que, contrairement à la France, le mot «viol» n'a plus de sens juridique de ce côté-ci de l'Atlantique, m'a expliqué hier la criminaliste Véronique Robert. À la place, on utilise l'expression «agression sexuelle», qui permet de se détacher des vieux concepts archaïques pour pouvoir inclure toutes les horreurs et tous les crimes sexuels sordides dépassant souvent largement les limites de la définition très traditionnelle que les gens attachent au mot viol.

Malheureusement pour Mme Logan, le choix de cette expression a plutôt été invoqué, un peu partout, pour remettre en question la portée de ce qui lui est arrivé. Au lieu de mieux protéger les victimes avec son sens plus large, on dirait que la nouvelle expression «agression sexuelle» a plutôt dilué la portée du geste.

Sur mon blogue, toute la journée, les commentaires n'ont cessé d'affluer, demandant des précisions sur la nature du crime. Était-ce une agression, était-ce un viol? Que lui a-t-on fait au juste?

Ces interrogations sont indécentes. Odieuses.

On peut violer de mille façons. On peut agresser sexuellement «de façon brutale et soutenue» de mille façons. Peu importe lesquelles. Le communiqué de la chaîne de télé en dit bien suffisamment pour que l'on sache que ce qui est arrivé est très grave. Comment peut-on s'abaisser à quémander plus de détails pour décider du degré d'indignation à avoir devant un crime aussi abject?

Mme Logan a été victime de gestes innommables qui devraient tous, toujours être dénoncés. Qu'ils soient commis contre des femmes au Congo, contre des adolescentes à Montréal, contre des enfants, contre des hommes, contre des petites filles et des grands-mères, partout sur la planète. Et aussi contre de belles blondes courageuses qui parcourent le monde en risquant leur vie pour pratiquer leur métier de journaliste et nous informer le mieux possible de ce qui se passe réellement ailleurs.