Ils ne sont pas encore sur le marché. Mais comme leurs cousins naturels et sauvages qui sautent les torrents en nageant dans les rivières à contre-courant, les saumons modifiés génétiquement franchissent une à une les étapes ouvrant la voie à leur commercialisation.

Les saumons Aqua-Advantage, mis au point par la société américaine Aquabounty Technologies, qui grossissent deux fois plus vite que les saumons normaux, ont en effet reçu le feu vert d'un comité consultatif de la FDA américaine (la Food and Drug Administration, équivalent de Santé Canada). On les a jugés aussi comestibles et sûrs que les autres saumons d'élevage.

Le processus d'approbation menant au supermarché, toutefois, continue. Et les questions aussi. Seront-ils vendus partout? Devront-ils porter clairement l'étiquette «modifié génétiquement» ? Aura-t-on plus d'études à long terme sur leur impact sur la santé et l'environnement?

Et surtout, les consommateurs accepteront-ils d'en manger?

Moi, je vais attendre, si cela ne vous dérange pas. Car j'ai encore l'appétit coupé par le reportage de mon collègue Charles Côté, publié lundi, sur les élevages de saumon au Nouveau-Brunswick. Dans la mer, là où normalement, écrit-il, on devrait sentir la «vivifiante brise du large», on sent plutôt une «puanteur âcre qui nous prend à la gorge». Pourquoi? Parce que dans les zones d'élevage, des tas de poissons pourrissent dans l'eau, morts, victime notamment des poux de mer, un parasite qui est devenu résistant aux pesticides ajoutés depuis 10 ans dans la moulée.

Non, cela n'a rien d'appétissant.

Pourtant, allez dans n'importe quel restaurant demain midi et demandez au serveur de vous préciser si c'est cette sorte de saumon qu'il s'apprête à vous offrir. Bravo si vous obtenez une réponse, car les serveurs ne sont la plupart du temps aucunement au courant de la question. Et bravo si on vous promet que votre poisson ne proviendra pas d'une de ces zones d'aquaculture inquiétantes.

À Montréal, les restaurants qui servent uniquement du saumon jugé écologiquement correct, élevé dans des viviers étanches ou alors sauvage et pêché dans les zones où c'est encore possible et permis (Alaska, Colombie-Britannique, État de Washington, nord de l'Oregon) sont rares. On les compte sur les doigts d'une main.

Contrairement à la côte ouest canadienne qui s'est réveillée depuis plusieurs années, le Québec tarde à prendre conscience de l'importance de dire non aux aliments produits de façon problématique.

Oui, certaines chaînes de supermarchés ont décidé d'avoir des politiques pro-poissons durables (Loblaws-Provigo puis plus récemment Metro), mais dans les restaurants, les attitudes semblent coulées dans le béton. Tout comme dans la population, qui ne se pose aucune question en mordant dans ses sushis de dépanneur et son bagel-lox.

Dites saumon, et on vous répondra plutôt «oméga-3», «santé», «moins riche que la viande» ... On vous dira que les nutritionnistes nous disent de manger du poisson depuis des années, qu'on vient juste de passer par-dessus nos traumatismes cathos du vendredi maigre, qu'on commence à peine à apprécier ce produit et à manger des darnes plutôt que des côtelettes, et donc, que ce n'est pas le temps d'arrêter sur notre lancée.

Pourtant oui, il faut prendre le temps de faire une petite pause. Prendre le temps de regarder comment la demande pour le poisson à très bas prix est en train de créer dans ce secteur des absurdités de production absolument comparables à celles du secteur de la viande. En commençant, par exemple, par le fait que pour grossir, ce poisson carnivore a besoin d'une quantité importante de nourriture dont on pourrait se demander si elle ne pourrait pas être allouée différemment.

On trouve déjà que la production de viande de boeuf, par exemple, nécessite beaucoup de céréales et de ressources. Imaginez s'il fallait nourrir les bovidés non pas de fourrage et de grains, mais de petits animaux!

Et imaginez si, en plus, on vous annonçait l'arrivée possible et prochaine d'une nouvelle variété de boeuf qui grossit deux fois plus vite que les autres, des bêtes modifiées génétiquement par des hormones chargées de dérégler les systèmes naturels, histoire d'assurer une croissance continue.

Le saumon est un excellent poisson et tant mieux si sa popularité grandit. Mais ce n'est pas parce que les diététiciens nous enjoignent de nous gaver d'omégas-3 qu'il faut fermer les yeux sur les problèmes de production.

La démocratisation de cet aliment autrefois de luxe pourrait bien finir, si on ne se pose pas quelques questions, par coûter plutôt cher.