Je suis arrivée chez ma copine, dans le quartier Bryant, au nord-est de la ville, par un joli samedi après-midi printanier. Les voisins étaient assis sur la pelouse devant leur maison. Il y avait des enfants, des bébés, des chiens... Vous voyez le style. Une vraie petite scène urbano-bucolique comme on les aime à la saison des primevères et que tout le monde sort pour se dire bonjour après quelques mois d'hibernation.

Et c'est là que j'ai aperçu Aussie et Opal, grignotant avidement quelques vers de terre, à un pas de tout ça, comme de gentilles petites bêtes de compagnie ailées. De vraies poules de bonne famille. Rien à voir avec Crazy Cocotte, la poule que j'ai hébergée dans ma cour à Montréal l'automne dernier, qui, placée dans un tel contexte, aurait pris ses jambes à son cou...

 

«Elles sont avec nous, autour de nous, depuis qu'elles sont bébés. Elles ont grandi comme ça, m'a expliqué leur propriétaire, Jeremy, un avocat de Seattle. Elles sont habituées.

Elles ne s'enfuient jamais? lui ai-je ensuite lancé, un peu jalouse, et gardant fraîchement en mémoire mes épiques courses dans mon quartier, à la recherche de Crazy C en goguette chez le cinquième voisin.

Pas du tout. Même si ce ne sont que des poules, elles savent que c'est moi qui les nourris.»

Jeremy a deux poules. Il pourrait en avoir plus dans le magnifique poulailler de bois qu'il a fait construire dans le jardin et qui est cadenassé de partout le soir, quand les volailles rentrent chez elles. «Ce n'est pas pour protéger mes poules et mes oeufs des voleurs, explique-t-il. C'est contre les ratons laveurs.»

Les gallinacées sont nourries au grain et aux déchets de cuisine. Le fumier est récupéré pour engraisser le potager. Et les poules pondent. Jusqu'à une douzaine d'oeufs par semaine en été. La moitié moins l'hiver, saison où toutes les poules ralentissent. Comme Crazy Cocotte d'ailleurs, qui, puisque vous êtes nombreux à me le demander, a passé l'hiver à la campagne, sans trop pondre, mais sans trop geler non plus. Tranquille dans son poulailler réchauffé par une bonne ampoule. Avec une meilleure cage, mieux protégée des ratons, elle aurait pu passer l'hiver à Montréal, j'en suis convaincue.

* * *

Étonnante, cette agriculture citadine? Pas du tout. À Seattle, avoir des poules en ville est d'une totale banalité. Le changement au règlement municipal permettant d'en avoir trois sur un lot urbain de taille standard - une poule de plus par 1000 pieds carrés - date de 1993.

Évidemment, on n'en voit pas au centre-ville. Mais dès qu'on arrive dans des quartiers qui, chez nous, ressembleraient à Rosemont, à Ahuntsic ou à Pointe-aux-Trembles, il y en a vraiment un peu partout. On ne les entend pas - ce sont les poules qui sont permises, pas les coqs -, mais on les voit car les jardins et potagers sont souvent devant les maisons autant qu'à l'arrière, autre particularité de cette ville un peu fermière.

D'ailleurs, à quelques pas de la maison de Jeremy, il y a Joan, graphiste et agricultrice du week-end, qui est en train de mettre des tubes encollés de papier de cuivre autour de ses plantations, dans le potager qui constitue maintenant tout le parterre devant sa maison. «C'est contre les limaces», explique-t-elle.

Son jardin est totalement biologique. Et ses petites pousses de chou-rave ou de roquette ont besoin d'aide pour se prémunir contre les prédateurs visqueux.

Avoir un potager en ville n'est pas une nouveauté et n'est plus vraiment une excentricité. Mais ce qui est particulier, dans la nouvelle vague d'agriculture urbaine dont Seattle fait résolument partie, c'est l'importance maintenant accordée au jardinage à l'avant des maisons. Il y a même des organismes, comme Cascadia Food Not Lawns, qui aimeraient que toutes les pelouses soient remplacées par de l'agriculture productive.

Pourquoi? Pour mieux tirer partie des sols, maximiser la capacité de chacun de faire pousser sa propre nourriture et aussi moins polluer avec les engrais, herbicides et insecticides souvent adoptés par les amateurs de gazon parfait.

De plus, explique une voisine - qui s'est arrêtée pour placoter -, ces jardins ont un impact sur toute la vie de quartier. Les gens s'arrêtent pour parler à la personne qui jardine devant chez elle. On voit quand il lui faut un coup de main. On partage. Il y a une ouverture sur la communauté qui n'est pas là quand le potager est relégué à l'arrière de la maison. «Le fait que le potager soit devant la maison envoie un message de partage et de confiance, note-t-elle. Ça dit: «Voici ce que je fais et je sais que vous allez le respecter et ne pas détruire mes récoltes. Je n'ai pas à les cacher.»»

Joan, elle, n'a pas de poules, mais elle pourrait en avoir pour l'aider contre les limaces. Car apparemment, dans le quartier, il n'y a qu'elles qui ne respectent pas les potagers urbains. Elles, et les ratons laveurs anti-poules, évidemment.