La victime de Roman Polanski a aujourd'hui 45 ans, est mariée, a des enfants et une vie. On la comprend de ne pas vouloir revivre pour la millième fois l'horreur de ce qu'elle a subi. On la comprend de ne pas vouloir que la Terre entière sache, à nouveau, ce à quoi elle a été soumise il y a 32 ans.

On la comprend quand elle dit que tout ce qui suit le crime est parfois pire que le crime lui-même... Il y a des lois qui protègent aujourd'hui l'identité des victimes de crimes sexuels. C'est pour leur éviter ce cauchemar qui ne finit jamais. Car la médiatisation du récit, le rappel des sévices contribuent à la souffrance. À l'humiliation. D'ailleurs, parfois, la justice a des aspects si pénibles que les victimes préfèrent la fuir.

Celle qui fut la proie du réalisateur préfère aujourd'hui ne pas rouvrir la plaie? Rien d'insondable.

L'incident dont on parle n'a rien d'une scène d'amour. C'est du classé XXX. Le genre d'agression dont on sort fracassé, anéanti, dont on n'a surtout pas envie de parler ou d'entendre parler. Demandez à toutes les victimes de viol ce qu'elles en pensent, des garçons agressés par les curés aux femmes forcées par leur mari à des pratiques sexuelles dont elles ne veulent pas. Pas envie que quiconque sache ce qui m'est arrivé, vous diront-ils, si les mots réussissent à sortir de leur bouche tremblante.

Il faut lire toutefois le témoignage de la petite fille de 13 ans, celle qui était dans la maison de Mulholland Canyon le soir du drame, pour comprendre à quel point il est important, malgré tout, de revenir sur cette affaire et d'obliger M. Polanski à faire face à la justice.

Accessible sur l'internet, ce témoignage, recueilli devant un grand jury deux semaines après la tragédie de mars 1977, décrit la soirée en détail et nous replonge de façon frigorifique dans le drame. À chaque «j'avais peur», à chaque «je lui ai dit non», on sent la détresse figée de celle qui est censée être avec Polanski pour des photos, au lieu de quoi elle se fait complètement emberlificoter par l'homme de 44 ans, qui lui sert du champagne, lui offre un sédatif, l'amène à sa chambre...

Difficile, en lisant cela, de ne pas avoir la chair de poule, voire l'envie de vomir, de ne pas se revoir soi-même à 13 ans, de ne pas penser à nos enfants...

Hier, les commentaires allaient bon train sur l'internet au sujet de cette affaire et j'ai lu quelque part un internaute avancer que, selon lui, cette tragédie s'était produite parce qu'il y avait un flou moral dans les années 70 entourant toutes ces soirées arrosées où on se permettait tout au nom de la liberté et de l'anti-ringardise.

Mais ce qu'il y avait aussi beaucoup, dans les années 70, ce sont des gens qui ont profité d'une supposée nouvelle largesse d'esprit pour justifier des comportements d'agressions sexuelles vieux comme le monde. Et ce qu'il y avait aussi beaucoup dans les années 70, c'est un système judiciaire et une société nord-américaine où le viol était un crime extrêmement difficile à dénoncer et à prouver, encore plus quand les victimes n'étaient pas agressées dans la rue par des inconnus, mais bien par des gens qu'elles connaissaient. Si cette cause s'est rendue aussi loin, à l'époque, c'est parce que le cas était clair.

Lisez les questions de l'avocat qui interroge la petite devant le grand jury et vous comprendrez l'esprit de l'époque. Aucune délicatesse. Aucun gant blanc. On lui demande, notamment, d'expliquer comment elle sait qu'elle a été sodomisée contre son gré. Et ça, ce ne sont pas les questions de l'avocat de Polanski, mais bien de la poursuite, donc celui qui est supposé être du bord de la victime...

Si de telles horreurs ne se produisaient pas tous les jours dans notre société, si on pouvait dire, sans se tromper, qu'il s'agit d'un cas unique, si on pouvait dire que Polanski a purgé sa peine autrement, comme cela arrive parfois à certains criminels qui paient cher leurs gestes passés... Si on avait l'impression, quelque part, que justice a été rendue...

M. Polanski, le brillant cinéaste, a plutôt eu droit à des défenseurs en tous genres depuis 30 ans. On a réussi à laisser comme trace du crime une esquisse toute simple de détournement de mineur. On a réussi à créer l'impression que, depuis 32 ans, le grand cinéaste payait de sa liberté de voyager un délit pour lequel il n'y a que ces puritains d'Américains pour en faire tout un plat...

Je comprends la victime de vouloir clore ce dossier, mais la justice doit, aujourd'hui plus que jamais, se lever et faire peur à tous les violeurs et agresseurs sexuels de ce monde et leur dire que, 32 ans plus tard, elle refuse d'oublier.