Nous, de la génération X, sommes habitués d'entendre annoncer, sur un ton catastrophé et fataliste, que nous serons la première cohorte, dans le monde industrialisé, à ne pas avoir un meilleur train de vie que nos parents. Ou quelque chose du genre.

On nous l'a dit il y a 30 ans et il y a 20 ans et il y a 15 ans, peu importe la récession ou la crise économique. On sait, on sait, on sait.

Sauf que si cette affirmation est vraie pour la situation générale de notre génération, elle ne l'est pas pour tous les sous-groupes. Prenez, par exemple, les femmes.

 

Nous ne sommes peut-être pas plus riches que nos parents, toutes proportions gardées, mais notre situation a bien avancé par rapport à celle de nos mères. Nous sommes plus autonomes financièrement, plus riches, plus diplômées, plus haut placées, plus égales, plus libres. Le verre n'est pas rempli mais la moitié pleine existe bel et bien et elle a donné autant Tina Fey que Naomi Klein, Marie Saint Pierre ou Tzipi Livni.

Ça va mieux.

Notre chance d'être devenues adultes en 1990 plutôt qu'en 1965 m'a sauté aux yeux récemment en regardant la série américaine Mad Men, une excellente production qui nous plonge dans les années 60. L'action se passe aux États-Unis, à New York, dans le monde de la pub, mais la série parle à toute une classe moyenne nord-américaine, en ratissant assez large pour qu'on puisse à la fois reconnaître ce passé proche et apprécier la distance qui nous en sépare maintenant.

Tous les détails y sont. Meubles en teck, cheveux gominés, tailles fines et poitrines pointues. Hommes imbus d'eux-mêmes et imbibés d'alcool et femmes soumises ou alors qui négocient leur liberté au prix fort. De Betty, la ménagère à la dérive qui se perd dans son amour pour un mari méprisant, à Joan, la super-secrétaire qui joue ses cartes en couchant avec le patron, ces femmes de notre enfance nous font frissonner. Et leurs vies caricaturales nous donnent soit la nausée, soit une envie de nous lancer sur la bouteille la plus proche, qu'elle soit remplie de scotch ou de comprimés de Prozac.

Si vous n'avez pas de télé, vous pouvez aussi relire Toilettes pour femmes, de Marilyn French, ou La femme mystifiée, de Betty Friedan. L'effet sera le même.

Née à l'aube de l'Expo, j'étais toute petite durant les années dont parle Mad Men, mais l'oppression et la colère sourde des femmes de cette époque, je les ai senties dans l'air d'alors, rempli de fumée de cigarettes. Senti la frustration, senti l'injustice.

Ces femmes pour qui la vie était une cage dorée parsemée de guimauves aéroformées, je les ai connues.

Et Dieu que je suis contente de pouvoir leur dire merci, 40 ans plus tard, d'avoir réussi, malgré tout, à faire bifurquer la route pour qu'on soit ici, maintenant, dans une société qui n'est plus la même. Une société en quête d'égalité où une fille peut devenir pasteure ou ingénieure. Où les gars ont des congés parentaux. Où mener de front une carrière et une famille n'est pas une idée saugrenue mais un choix socialement valorisé, qui mérite qu'on prenne collectivement les mesures pour le rendre réalisable.

Évidemment, la route continue, toujours parsemée de tragédies à prévenir et de justice à obtenir.

Mais quand j'ai vu la scène hyperréaliste (en fait, la réalité était probablement pire) de Mad Men où Betty, après avoir préparé le souper de son mari et après avoir longuement attendu son retour à la maison, le voit arriver, saoul, avec son patron, et est obligée de manger de la salade pour laisser son steak au patron, qui la drague par-dessus le marché - et elle ne peut pas trop l'envoyer promener vu sa position -, j'ai eu soudainement une très, très grande affection pour notre époque. Et l'envie de lui dire merci, en ce 8 mars.

Et tant pis si elle est détraquée elle aussi.