Si j'étais ministre de l'Éducation ou de la Santé, ce n'est pas à des nutritionnistes patentés ni à des pédagogues en mal de compétences que je demanderais de m'aider à faire manger des légumes aux enfants.

Pour convaincre la population non pas de la rectitude mais bien du plaisir que peuvent apporter les légumes, j'appellerais le chef Alain Passard, le plus passionné de poireaux, céleris, aubergines et autres oignons de toute la gastronomie française.

 

Ce chef très étoilé s'est en effet donné comme mission de réinventer le légume et de l'amener là-haut, dans des sphères traditionnellement réservées au foie gras et au caviar. Vers des saveurs et des parfums à faire rêver.

«J'ai des souvenirs terribles de choux et de betteraves dans les cantines scolaires», me raconte-t-il, assis au coin du feu dans l'hôtel du Vieux-Montréal où il s'est installé, le temps de présider le volet gourmand du festival Montréal en lumière. «On n'utilisait pas des produits très bons. On a ainsi fait beaucoup de tort au légume. On l'a blessé. Il y a eu matraquage. Aujourd'hui, il faut lui rendre ses lettres de noblesse.»

Chef d'un restaurant parisien, L'Arpège, trois étoiles Michelin - le maximum - depuis 1996, Alain Passard aime tellement les légumes que, il y a huit ans, il a décidé d'y consacrer toute sa créativité.

Fini la viande. Après avoir fait le tour de la boucherie, le chef essaie maintenant de faire le tour du jardin.

Passard s'est même lancé dans l'agriculture. Aujourd'hui, il a trois potagers totalement bio à l'extérieur de Paris (un près du Mans, un autre en Normandie et un autre au pied du mont Saint-Michel), dont il compare les terroirs avec affection, en expliquant que le plus sablonneux est meilleur pour tel ou tel légume, que telle autre racine préfère l'argile ou alors que le pré salé convient parfaitement aux aromates...

Ces potagers alimentent son restaurant parisien et assurent ainsi une traçabilité parfaite de tous les produits. «Pour moi, chaque légume doit venir de quelque part. Il faut qu'une carotte ait une identité, qu'un navet ait une histoire.»

Il va même jusqu'à affirmer que, à force d'être cultivés avec précision et respect, ses légumes peuvent eux aussi devenir de «grands crus».

Une des richesses de cette exploration du légume, explique le chef, est la virginité du territoire. «Prenez une carotte. On a peut-être découvert 10% de ce qu'on peut en faire. À nous d'aller plus loin, de laisser la créativité nous faire avancer.»

Ainsi, avec M. Passard, les légumes se cuisent en croûte de sel, sont flambés, fumés... Une asperge s'accompagne de poire, une carotte est à l'orange, un navet se retrouve avec de la rhubarbe...

Je lui demande s'il aime aussi les cuire sous vide, une technique de cuisson très à la mode propulsée par les apôtres de la cuisine moléculaire.

«Ah non, ah non... Sous vide, c'est trop facile. Moi, je suis rôtisseur. J'aime la puissance du feu. Je façonne avec la flamme. Si on robotise tout, où est le plaisir?»

En fait, c'est toute la cuisine moléculaire qui l'agace. Toute cette idée - mise de l'avant surtout par l'Espagnol Ferran Adrià - que l'on peut transformer les produits et sublimer leurs saveurs en utilisant des techniques inspirées des principes de la chimie. «On ne peut pas appeler ça de la cuisine! Où est l'école du feu dans cette cuisine? Où est l'acte de cuire?»

Transformer des plantes en gels ou en liquides, faire pivoter les textures et les consistances, explique-t-il, «c'est un système de destruction du produit».

«Adrià est un créateur exceptionnel, tient-il à souligner. Mais ces gens-là sont dans le sensationnel. Nous, on est dans l'exceptionnel.»

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Lorsque je suis arrivée à l'entrevue, face à un personnage vêtu d'un spectaculaire manteau de drap gris qui avait l'air sorti d'un roman d'Alexandre Dumas, j'ai d'abord cru avoir affaire à une vedette de cinéma, Bernard Giraudeau peut-être, jouant le rôle du chef. Tout de suite, il m'a tutoyée, acceptant volontiers de se prêter au jeu du photographe, alors que la neige tombait délicatement sur Montréal comme si elle avait été appelée en renfort pour lui donner un semblant de poésie.

Tout de suite, on s'est mis à parler cuisine. On a parlé de Toqué!, où il cuisinait hier avec Normand Laprise, où il a vu une cuisine «très jolie». Il a expliqué qu'il était heureux de cuisiner avec les produits d'ici et qu'apporter des ingrédients français aurait été à l'encontre de l'idée même du voyage.

On a parlé du Pied de cochon, où il a mangé en arrivant et où il a trouvé, justement, que les produits d'ici n'étaient pas assez mis en valeur, trop empilés, trop saucés.

Passard a des idées très claires sur la cuisine, l'art de cuire et l'importance de la créativité. Aussi musicien, il parle de son métier comme discute un artiste.

Il est à Montréal jusqu'à dimanche et sera ce soir au Beaver Club, avec d'autres chefs étoilés, toujours pour le festival.

De ce voyage, comme de tous les autres, il espère une «rupture» avec son quotidien, une cassure génératrice d'idées. Car la création, cette quête de LA combinaison de saveurs et de textures dont il pourra affirmer que oui, là, on est en train de dire quelque chose de nouveau, est au coeur de sa passion pour le métier.

D'ailleurs, il hésite à parler d'un plat classique consacré. La betterave en croûte de sel? Non, l'aiguillette de homard au vin jaune, peut-être... Il parle et on voit qu'il est déjà en train de penser au prochain.

Passard, de toute évidence, n'aime pas trop rester sur place. S'il cuisine, c'est pour faire bouger les choses. Pour raconter de nouvelles histoires. Pour chercher des façons inédites d'aboutir vers ce bonheur que peut apporter une bonne bouchée.