«Deux dindes truffées, Garrigou? ...

- Oui mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de truffes. J'en sais quelque chose, puisque c'est moi qui ai aidé à les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle était tendue...

- (...) Et avec les dindes, qu'est-ce que tu as encore aperçu à la cuisine?

- Oh, toutes sortes de bonnes choses... Depuis midi, nous n'avons fait que plumer des faisans, des huppes, des gélinottes, des coqs de bruyère. La plume en volait partout... Puis de l'étang, on a apporté des anguilles, des carpes dorées, des truites, des...»

Cette description fabuleuse de l'ultime réveillon français, faite par le sacristain Garrigou au révérend Balaguère, est l'amorce des Trois messes basses. Cet adorable conte de Noël signé Alphonse Daudet et embaumant le thym et le Châteauneuf-du-Pape a toujours été pour moi une référence autant littéraire que gastronomique en tout ce qui touche les repas de Noël.

J'avais 10 ou 11 ans lorsque j'ai entendu pour la première fois ce récit de bombance, lu en classe par une institutrice toulousaine qui, visiblement, savourait chaque mot comme des bouchées d'escargots au thym. Aujourd'hui encore, il est là, dans mes souvenirs, ancré comme un repère qui veut que le réveillon le plus savoureux sente nécessairement la truffe et le gras de canard.

Arrive l'année 1994. Je travaille comme journaliste à Paris pour un an. Je ne suis plus étudiante, mais pas loin de ce statut, budgétairement parlant. Je me nourris de pâtes et de risotto. Chaque jour, je passe à côté des étals de la rue Daguerre, artère piétonne zonée gourmandise.

Chaque jour, donc, je rêve devant les poulets de Bresse des vitrines des boucheries et toutes ces autres bêtes suspendues par les pattes avec leurs grasses plumes ou leurs sabots pointus. J'admire les poissonneries ruisselantes remplies de praires, de chevrettes et de fines-de-claire. Je salive en regardant les reines-claudes, les macarons aux marrons, les terrines truffées, les saucissons en guirlandes...

Et chaque jour je me dis qu'à Noël, je me ferai le cadeau de me préparer un festin comme dans Les trois messes basses, avec ces oiseaux que le volailler suspend les ailes déployées... «Les faisans écartant leurs ailes mordorées, les flacons couleur de rubis, les pyramides de fruits éclatants parmi les branches vertes et ces merveilleux poissons dont parlait Garrigou (Ah, bien oui Garrigou!) étalés sur un lit de fenouil, l'écaille nacrée comme s'ils sortaient de l'eau, avec un bouquet d'herbes odorantes dans leurs narines de monstres.»

Arrive décembre et les préparatifs commencent. Je me mets au pain sec et à l'eau pour économiser en vue du festin. Puisque je reçois le 24 et le 25, je pars en grande. Recherche d'une dinde de grain, d'un pâtissier pour la bûche, d'huîtres à prix décent. Je m'interroge sur l'utilisation de truffes. Je tourne, je retourne, je soupèse, je feuillette...

Canard à l'orange ou perdrix farcie? Foie gras au torchon ou poêlé à la griotte?

Dès le 22, je pars en goguette gastronomique à la recherche de mes ingrédients. Aux fourneaux, je me raconte la fête qui s'en vient en regardant le canard s'abandonner sous les louchées de calvados.

Et puis, arriva ce qui devait arriver.

Durant la nuit du 24 au 25, après la messe, après la sauce à la crème, le foie gras et les marrons, mais avant le réveil et les cadeaux sous le sapin, mon foie, habitué à la soupe à l'eau, a piqué une crise. Une solide, qui m'a clouée au lit, l'estomac dans la gorge, pour le reste de la journée. Et c'est ainsi, tel un Balaguère puni par le bon Dieu pour excès de gourmandise, que j'ai passé mon 25 décembre 1994 à Paris, incapable de regarder ma dinde, mes huîtres ni même la moindre bouchée de mes tendres macarons.