Monique Lépine ne sait pas pourquoi son fils a tué 14 femmes à l'École polytechnique avant de se suicider.

Pas plus que vous, moi, ses voisins ou son ancien colocataire.

Elle sort de son mutisme 19 ans après la tragédie pour demander pardon aux familles des victimes, mais elle n'a pas d'explication toute faite à nous livrer sur un plateau d'argent, d'anecdotes traumatiques à nous révéler, telle une psychanalyse express clés en main, qui nous donneraient du même coup la solution anti-horreur pour les siècles à venir.

Son livre, Vivre, rédigé en collaboration avec le journaliste Harold Gagné, est plutôt le tragique récit de l'improbable survie d'une mère croyante après le suicide de ses deux enfants, dont un fils qui a entraîné dans sa mort 14 jeunes femmes innocentes. Et plongé une société entière dans la douleur et la colère.

Ce livre, bien qu'il nous révèle quand même quelques détails de plus sur le passé de Marc Lépine, est surtout un nouveau chapitre de ce drame shakespearien. C'est la suite de l'histoire, celle de la 15e victime. C'est le récit d'un massacre émotionnel et de l'interminable convalescence de cette mère qui ne guérira jamais complètement, traquée partout par sa conscience comme Caïn dans le poème de Victor Hugo. «Chaque jour, écrit-elle, je m'en veux de n'avoir pu déceler la folie meurtrière de mon fils.»

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Je la rencontre dans une salle de réunion de Libre Expression, sa maison d'édition. Devant ce monument à la résilience, j'ai l'impression d'arriver à un dénouement attendu depuis longtemps. Affectée à la couverture des événements dès le 6 décembre 1989, je l'ai cherchée pendant des années.

Le sait-elle quand elle commence à parler avec une certaine amertume de ces reporters qui ont tout fait pour lui parler durant les mois qui ont suivi la tuerie, quand elle explique son désarroi, sa terreur et pourquoi elle s'est cachée si longtemps? Mme Lépine avait l'impression qu'on lui en voulait et qu'elle nous servirait de coupable par procuration.

Je suis là pour l'interviewer, mais je finis par lui répondre. «Nous vous cherchions car nous pensions tout simplement que vous nous apporteriez des réponses. Le Québec au complet cherchait des réponses.

- Je n'en avais pas, me répond-elle. Moi, je comptais sur la police pour m'en donner.»

Sauf que les policiers, qui ont posé mille questions, ont gardé leurs secrets. Encore aujourd'hui, on sent sa colère lorsqu'elle parle du manque total d'empathie dont ils ont fait preuve à son endroit durant les jours qui ont suivi les événements. Sans parler du long silence qui a suivi. «Je me sentais comme une criminelle, dit-elle. J'ai trouvé ça très dur.»

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Des moments durs, il y en a eu d'autres. Beaucoup d'autres. Notamment la mort de sa fille Nadia, de trois ans la cadette de Marc, qui, après avoir sombré dans tous les cauchemars associés à la drogue, a été victime d'une surdose en 1996.

Mais ce qui ressort de la lecture de ce récit, c'est la lancinante torture de la culpabilité, souvent expliquée en mots très clairs, parfois suggérée, surtout pour tout ce qui touche l'attaque de Marc Lépine contre l'émancipation féminine.

Lépine, on s'en souvient, a hurlé au moment de commettre ses gestes insensés qu'il en voulait aux féministes. Et il a pris soin de ne tuer que des femmes.

Or, Monique Lépine, mère seule dès le début des années 70, a cherché, en étudiant et en travaillant en même temps, à prendre soin de ses enfants tout en bâtissant sa carrière. Elle se demande donc encore constamment si ces choix de vie, après le divorce d'avec son mari violent, n'ont pas joué dans la colère meurtrière de son fils. Si ce ne sont pas ses quelques solutions chancelantes à la conciliation travail-famille, un chemin encore en plein débroussaillage à l'époque, qui ont tourné au vinaigre. On pense notamment à sa décision, jusqu'à ce que ses enfants aient 9 et 12 ans, de les placer durant la semaine dans des familles d'où ils ont été maintes fois déracinés.

"Je suis convaincue que, dans son délire, il aurait pu s'en prendre à (sa mère et à sa soeur). Il a plutôt choisi de tuer 14 étudiantes pour se venger de toutes les femmes qui l'avaient fait souffrir. Je ne le saurai jamais, mais je continue à croire que cela est probable."

Dans la tête de Marc Lépine, on dirait que le personnel et l'historique se sont touchés et ont disjoncté.

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En entrevue, c'est Mme Lépine qui insiste pour parler du sujet des femmes. De toute évidence, c'est au coeur de ses propres réflexions sur la tragédie. «Vous savez, il y a beaucoup d'injustices, me dit-elle. Envers les femmes en particulier. Les femmes à la tête de familles monoparentales particulièrement. Elles sont souvent pauvres, démunies, laissées à elles-mêmes. C'est très difficile de n'avoir ni le temps ni l'argent pour ventiler. Ça prend de l'entraide.»

C'est le mot de la fin et le mot de l'avenir, car c'est à l'entraide que Mme Lépine veut consacrer le reste de sa vie. Elle veut aider comme elle a été aidée par ces gens qu'elle a finalement accepté de laisser entrer dans sa bulle, malgré la honte, la culpabilité, la colère et la peur d'être jugée, rejetée.

L'entrevue est terminée et je me sens nouée. Je ne sais plus si je suis encore prise par mes maudits souvenirs de cette soirée infernale de décembre. Ou si je suis profondément touchée par la blessure et la force insensées de cette marathonienne du chagrin.