Lionel Shriver n'a jamais été la mère d'un adolescent au tempérament destructeur, sujet à de violents accès de colère depuis la tendre enfance, ayant décidé un bon matin d'assassiner des camarades de classe.

L'auteure américaine a pourtant écrit en 2003 son roman le plus célèbre, Il faut qu'on parle de Kevin, en adoptant le point de vue d'une mère désespérée par son fils, volcan de rage en attente d'irruption.

Lionel Shriver se retrouve ces jours-ci au coeur d'une polémique à propos de l'appropriation culturelle - le fait pour une culture majoritaire de s'arroger les symboles d'une culture minoritaire. Écrire sur la mère d'un assassin alors que l'on n'est pas la mère d'un assassin n'a évidemment rien à voir avec l'appropriation culturelle. Cela appartient à la licence de l'auteur de fiction, à sa prérogative de se glisser dans les souliers de personnages qui lui sont étrangers.

Le rôle de l'écrivain est de porter le chapeau de l'autre, a déclaré Lionel Shriver, il y a 15 jours, au Festival des écrivains de Brisbane, en Australie. Pour illustrer son point de vue, elle portait à dessein à l'occasion de son discours inaugural... un sombrero mexicain. Elle n'est pas passée inaperçue.

Faisant référence à un épisode controversé d'appropriation culturelle dans une université américaine, l'écrivaine a estimé que les auteurs de fiction avaient non seulement le droit, mais le devoir de puiser dans le vaste répertoire des expériences humaines - celles de gens issus de minorités culturelles ou sexuelles, notamment - pour nourrir leur art.

«J'espère que le concept d'appropriation culturelle est une mode passagère», a précisé Lionel Shriver, après avoir ridiculisé ceux qui, sous prétexte de ne vouloir vexer personne, voudraient empêcher les artistes de créer librement, en puisant leur inspiration où bon leur semble.

Son discours n'a pas été apprécié de tous, et a soulevé l'ire des organisateurs du Festival de Brisbane, qui n'avaient pas anticipé la controverse. Une jeune auteure et militante, Yassmin Abdel-Magied, a quitté la salle de conférence, choquée, avant d'écrire sur le site internet du Guardian de Londres que le discours de Lionel Shriver «suintait la suprématie raciale» et avait été livré avec arrogance et condescendance.

«L'ouverture d'un festival d'écrivains devrait être l'occasion de mettre en lumière des auteurs et des intellectuels qui nous heurtent et nous poussent à nous surpasser. Qui nous bousculent. Qui nous font progresser», a-t-elle écrit, sans prendre conscience de l'ironie de son texte. Manifestement, l'ingénieure de formation n'avait pas envie d'être bousculée ni heurtée, mais plutôt confortée dans ses idées.

Plusieurs commentateurs ont reproché à Lionel Shriver son manque de sensibilité. Vendredi dernier, l'écrivaine a à son tour pris la plume dans le New York Times, irritée par la polémique, afin de semoncer les nouveaux «censeurs de la gauche radicale», qu'elle a assimilés aux conservateurs religieux des années 60 voulant faire taire tous ceux qui ne partagent pas leur vision de ce qui est bien et mal.

Il est difficile de ne pas être en partie d'accord avec elle sur le fond: contraindre des auteurs de fiction à n'écrire que sur ce qu'ils connaissent intimement est absurde. 

Puiser son inspiration chez son prochain, insuffler à un canevas social sa propre perspective artistique, s'immiscer dans la vie d'inconnus, fait évidemment partie du processus de création littéraire.

Mais n'en déplaise à Lionel Shriver, la question de l'appropriation culturelle n'est pas si simple. Ses critiques - que l'auteure a traités «d'hypersensibles», non sans une certaine dose de condescendance - rappellent avec raison qu'il est généralement plus difficile pour des écrivains issus de minorités d'avoir voix au chapitre dans le monde occidental. Ils ont plus de difficulté à être publiés, leurs livres sont moins bien distribués, moins publicisés.

Ces auteurs estiment que les récits de leurs expériences devraient être au moins aussi entendus que l'interprétation qu'en fait une majorité d'écrivains. C'est un point de vue qui se défend. Celui de ceux qui sont le plus souvent définis par d'autres, dans l'art, alors qu'ils préféreraient se définir eux-mêmes.

À mon sens, les bons romans semblent porteurs de plus de vérités que même les essais les plus rigoureux. Parce que les meilleurs écrivains proposent des personnages complexes et subtils, à la psychologie riche, loin d'être unidimensionnels. Mais trop souvent, ceux qui se trouvent dans une position majoritaire, de «domination culturelle», dépeignent l'Autre, le minoritaire, de manière caricaturale ou stéréotypée.

Dans les circonstances, il est pour le moins légitime que les minoritaires souhaitent se réapproprier le rôle du narrateur de leur propre histoire.

Si le personnage du Québécois dans la littérature canadienne-anglaise était constamment celui de l'être faible, ignorant ou refermé sur lui-même, on aurait raison de s'en offusquer.

Il est ici question de fiction, et la fiction devrait naître sans contraintes. De quel droit - moral, éthique - empêcherait-on un artiste de raconter une histoire, quelle qu'elle soit? Parce qu'il est un non-autochtone qui s'intéresse aux Premières Nations? Parce qu'il est un Louisianais blanc qui s'intéresse à l'esclavage?

Le concept d'appropriation culturelle a connu son lot de dérives récemment: certains se sont offusqués que des Occidentaux donnent des cours de yoga ou qu'une cafétéria universitaire serve du poulet du général Tao. Il reste que le discours dominant, qui ridiculise en bloc la rectitude politique souvent associée à l'appropriation culturelle, est surtout tenu par ceux qui refusent obstinément d'admettre qu'ils tiennent en société une position privilégiée.

Ce n'est pas de la bien-pensance que de le rappeler. Ce n'est pas de la rectitude politique ou de l'errance radicale gauchiste que de le répéter. C'est juste une évidence.