Oui, le jugement du Tribunal des droits de la personne dans l'affaire Ward-Gabriel crée un dangereux précédent. Il met en lumière la tendance de l'époque à la judiciarisation et à la rectitude politique. Et il pourrait à terme avoir des conséquences fâcheuses pour la liberté d'expression des artistes.

Le rôle de la Commission des droits de la personne dans cette affaire a, à juste titre, été contesté. La Commission s'est mêlée pour ainsi dire de ce qui ne la regardait pas directement, par des mécanismes détournés de leur sens premier.

Il reste que la décision du juge Scott Hughes, plutôt nuancée, a été rendue mercredi. Et qu'elle rappelle un principe fondamental: la liberté d'expression n'est pas un droit absolu. Elle peut être limitée par d'autres droits, dont celui à la dignité.

La liberté d'expression artistique, selon le juge Hughes, n'a pas de statut particulier. «Pas plus que leur nature humoristique, le caractère artistique des propos de monsieur Ward ne saurait le mettre entièrement à l'abri des recours», écrit-il dans son jugement de 33 pages.

Il est question dans cette affaire autant de gestion de risque que de liberté d'expression. L'humour, qu'on le veuille ou non, appelle des prises de risque. Cette fameuse «zone grise» qui fait de l'humour un sport extrême. Les humoristes doivent assumer la prise de risque de vouloir aller trop loin. C'est ce qui motive tout l'art de Mike Ward: repousser les limites de l'humour.

Or, pour tester les limites, il faut qu'il y ait, justement, des limites. Selon le Tribunal des droits de la personne, Mike Ward a «outrepassé les limites de ce qu'une personne raisonnable doit tolérer au nom de la liberté d'expression». Le juge Hughes estime que Jérémy Gabriel a été victime d'une discrimination injustifiée, et condamne Mike Ward à lui verser 35 000$, ainsi que 7000 $ à sa mère, en dommages moraux et punitifs.

La Commission des droits de la personne avait intenté une poursuite en diffamation de 80 000$ contre l'humoriste au nom de la famille de Jérémy Gabriel, qui s'est fait connaître à 9 ans en chantant pour le pape. Dans son spectacle Mike Ward s'eXpose, l'humoriste s'est moqué - pendant quelque 230 représentations - du handicap de ce jeune homme né prématurément et atteint du syndrome de Treacher Collins, à l'origine de ses malformations et d'une surdité sévère.

«Ce litige met en opposition deux droits fondamentaux: la liberté d'expression et le droit d'être protégé contre des propos discriminatoires, écrit le juge. Le Tribunal conclut que dans les faits de cette affaire, le second droit doit prévaloir.»

Selon le Tribunal, les blagues de Mike Ward à propos de Jeremy Gabriel constituent non seulement une atteinte à la réputation, mais une atteinte à sa dignité humaine, la «pierre angulaire» de la Charte des droits et libertés de la personne. Ce sont, du moins pour certaines d'entre elles, des blagues discriminatoires qui ne soulèvent pas des questions d'intérêt public, estime le juge Hughes.

Il est difficile de le contredire. Se moquer à répétition d'un enfant handicapé relève bien davantage de la provocation facile que de l'audace humoristique. Il y a une différence énorme entre s'attaquer aux puissants, aux criminels et à ceux qui méritent d'être ridiculisés - ce que fait aussi Ward -, et s'acharner sur le manque de talent d'un garçon qui n'a rien demandé sinon que de chanter avec Céline Dion.

Il est vrai que Mike Ward est à son meilleur dans le mauvais goût. Mais peut-être que de souhaiter - même pour rire - la mort d'un enfant opéré 23 fois sous anesthésie générale depuis sa naissance en raison de son handicap, en le nommant, est une limite raisonnable à ne pas dépasser. Peut-être...

On ne pourra pas dire que Mike Ward ne l'a pas cherché. «C'est sûr que ça se retrouve en cour, cette affaire-là!» dit-il d'entrée de jeu, sur scène, pendant l'enregistrement du DVD de son spectacle litigieux (qui, de son propre aveu, servira «à payer ses avocats»). «Je me dis: jusqu'où je peux aller avec ce gag-là? À un moment donné, je vais aller trop loin», dit-il encore, dix minutes avant la fin de Mike Ward s'eXpose, vu par quelque 135 000 spectateurs, en parlant de ses blagues sur Jérémy Gabriel.

Au dernier Gala Les Olivier, Martin Matte avait refusé de cautionner la liberté d'expression dont se drapent certains de ses collègues pour mieux s'attaquer à des cibles faciles. Un couac dans le concert d'éloges destiné à Mike Ward. «La censure n'est pas une solution», avait ajouté Matte du même souffle, avant que des dizaines d'humoristes prennent d'assaut la scène, masqués et en silence, pour manifester contre le retrait d'un numéro qui devait être présenté par Ward et Guy Nantel.

Nous sommes tous d'accord. Mais il semble nécessaire de rappeler, au bénéfice des humoristes qui crient aujourd'hui à la censure, qu'on ne peut dire tout et n'importe quoi sans avoir à en subir les conséquences.

«Des propos inacceptables en privé ne deviennent pas automatiquement licites du fait d'être prononcés par un humoriste dans la sphère publique, soutient le juge Hughes. Plus encore le fait de disposer d'une tribune impose certaines responsabilités. Un humoriste ne peut agir uniquement en fonction des rires de son public; il doit aussi tenir compte des droits fondamentaux des personnes victimes de ses blagues.»

Jusqu'à quel point un humoriste doit tenir compte des droits des victimes de ses blagues reste une question subjective, à déterminer au cas pas cas. Une question qui, malheureusement, pourrait nous mener sur une pente bien glissante...

Où le juge Hughes semble errer, c'est lorsqu'il présume, en conclusion de sa décision, après avoir déterminé qu'il n'était pas nécessaire d'interdire à Mike Ward de parler de Jérémy Gabriel (comme le suggérait la Commission), qu'«il y a lieu de penser que monsieur Ward modifiera sa conduite de manière à ne plus contrevenir aux garanties d'égalité prévues par la loi».

C'est bien mal connaître la bête. Mike Ward, de toute évidence, s'estime au-dessus de la loi. Qu'a-t-il fait lorsqu'il a été informé du verdict de son procès? Sur scène au Festival Just for Laughs, il a répété des blagues sur Jérémy Gabriel - «Il ne devait pas mourir, lui?» - qu'il ne raconte plus depuis 2013. Et il a promis de les répéter, en français, en anglais et même en espagnol. Ça, ce n'est pas repousser les limites de l'humour. C'est faire la preuve indiscutable des limites de son humour.