Ne laissez jamais la vérité gâcher une bonne histoire, veut l'adage, bien connu dans les salles de rédaction. L'un des plus célèbres journalistes américains semble en avoir oublié le sens ironique. Gay Talese a choisi de ne pas vérifier outre mesure ce qui semblait le moins vraisemblable dans le récit de son nouveau livre, The Voyeur's Motel, en librairie depuis mardi. Et sa réputation en prend pour son rhume.

The Voyeur's Motel, dont le New Yorker a publié des extraits ce printemps, est l'histoire de Gerald Foos, un propriétaire de motel miteux de la banlieue de Denver, au Colorado, qui espionnait sa clientèle. Non pas par le trou de la serrure, mais par de fausses bouches d'aération, stratégiquement disposées dans les plafonds d'une douzaine des 21 chambres de son établissement (qu'il pouvait observer depuis une passerelle secrète au grenier).

Foos est un voyeur en série aux prétentions «kinseyesque» qui, de la fin des années 60 au milieu des années 90, aurait épié quasi quotidiennement les ébats de centaines de ses clients. Il a ensuite décrit ces rencontres intimes dans le menu détail (nombre d'orgasmes masculins et féminins, positions privilégiées, etc.), dans un «rapport annuel», matériau de base de ses mémoires de sexologue amateur, un manuscrit de plus de 300 pages.

Cette histoire sordide a intéressé Steven Spielberg qui, après avoir lu les extraits du New Yorker, en a acheté les droits dans la perspective d'en tirer un long métrage réalisé par Sam Mendes (American Beauty). Tous, dans cette histoire, semblent cependant avoir été bernés par un pervers fabulateur, à commencer par Gay Talese lui-même.

Il y a des erreurs de fait et des omissions dans ce récit, a reconnu le vénérable journaliste de 84 ans lorsqu'il a été confronté récemment par un journaliste du Washington Post. Gerald Foos, qui a aujourd'hui 82 ans, n'a pas été propriétaire du Manor House Motel pendant toutes les années 80. Et il prétend avoir été témoin du meurtre par strangulation d'une jeune femme en 1977, dont il n'existe aucune trace (il s'agirait peut-être d'une erreur d'archivage, selon Talese).

Gay Talese, mécontent des révélations du Washington Post, a déclaré au début du mois que la crédibilité de son livre avait été entachée au point d'être «bonne pour les toilettes» (down the toilet). «Je n'aurais pas dû croire un seul mot sorti de sa bouche», a-t-il dit en parlant de Foos.

Or, dès le lendemain, un communiqué de son éditeur laissait entendre que les paroles de Talese avaient dépassé sa pensée. Gerald Foos, un personnage coloré, a pu par moments embellir sa propre histoire et celles décrites dans son «laboratoire de recherches sexuelles» (ainsi qu'il décrivait son annexe, non affiliée à la clinique Masters and Johnson), selon l'éditeur. «Que ce soit bien clair: ni moi ni mon éditeur ne désavouons mon livre. S'il y a des corrections à faire, elles seront faites dans les éditions ultérieures», a précisé l'auteur.

Un jour, un monument du journalisme américain désavoue son livre. Le lendemain, il le réhabilite. Voilà qui est un brin rocambolesque - et qui pose des questions d'éthique fort intéressantes. Surtout que Gay Talese a toujours été reconnu pour sa probité et son sens de l'enquête bien menée.

Talese, fer de lance du New Journalism - né du mariage du reportage au long cours et des techniques d'écriture de fiction, dans les années 60 (Frank Sinatra Has a Cold, publié dans Esquire en 1966) -, a-t-il laissé le faux prendre le pas sur le vrai? N'aurait-il pas dû se soucier davantage du peu de crédibilité de sa source, étant donné les nombreuses incongruités dans son récit? A-t-il cautionné les fabulations de Gerald Foos en les publiant sans plus de vérifications?

Gay Talese admet lui-même dans son livre que Foos est peu digne de foi. Pourquoi alors prendre le risque de ternir sa réputation, au crépuscule d'une carrière flamboyante, en choisissant de le croire sur parole (environ le tiers de son livre est puisé à même les mémoires du voyeur)? Par paresse ou par volonté de raconter une histoire plus captivante?

Bien des journalistes américains se le demandent. Certains d'entre eux reprochent en outre à Talese de ne pas avoir dénoncé le voyeurisme et les pratiques déviantes de Gerald Foos plus tôt. Et estiment que son nouveau livre est d'autant moins défendable qu'il s'appuie pour l'essentiel sur la vie sexuelle de gens épiés sans leur consentement.

Talese a rencontré Foos pour la première fois en 1980 - après que l'hôtelier l'eut contacté alors qu'il écrivait un livre sur le sexe en Amérique (Thy Neighbor's Wife). Le grand reporter était alors monté au grenier avec son hôte, pour zieuter une scène de fellation dans une chambre plus bas. Du journalisme de terrain qui, reconnaît-il dans son livre, a laissé Talese songeur quant à son «éthique de travail», comme dirait Michel Therrien.

Gay Talese n'a pas tiré un livre de l'histoire de Foos à l'époque, parce que ce dernier exigeait l'anonymat. Mais les deux hommes sont restés en contact et en 2013, l'ancien propriétaire du Manor House Motel a accordé au journaliste la permission de le nommer, en lui remettant l'ensemble des notes qu'il avait colligées pendant près de trois décennies.

Ce n'est pas la première fois qu'un héraut du «nouveau journalisme» est accusé de tourner les coins ronds. Le New Journalism a toujours été perçu par les puristes comme flirtant de trop près avec la fiction. Il s'est avéré que Truman Capote avait inventé de toutes pièces quelques-unes des citations du magistral In Cold Blood.

Gay Talese est l'auteur de 14 ouvrages, dont un essai sur le New York Times, où il a travaillé pendant une douzaine d'années. C'est une légende du journalisme américain. Mais avec le spectre de Jayson Blair, Judith Miller et autres Stephen Glass qui plane toujours, et l'idée préconçue - notamment par les admirateurs de Donald Trump - que les médias de masse mentent volontairement à la population, sa dernière mésaventure n'est pas sans conséquence.

Il n'y a pas que sa réputation qui est entachée. Par ce qu'il symbolise, c'est celle du journalisme, de façon générale, qui est une fois de plus mise à mal.