C'était un maître du cinéma mondial. Un poète de l'image, lui-même adulé par les plus grands, de Kurosawa à Tarantino, en passant par Godard et Scorsese. Abbas Kiarostami est mort lundi à Paris, où il se trouvait depuis une semaine pour le traitement d'un cancer diagnostiqué en mars. Il avait 76 ans.

Chef de file de la Nouvelle Vague iranienne, il avait remporté la Palme d'or à Cannes en 1997, grâce au Goût de la cerise (ex aequo avec L'anguille de Shōhei Imamura). Trois ans plus tard, il avait présidé le jury du Festival des films du monde de Montréal.

Cinéaste de l'universel, humaniste entêté, attaché à une patrie - qu'il a toujours refusé de quitter - prompte à étouffer toute velléité artistique, Kiarostami était considéré comme le «grand frère» de bien des cinéastes iraniens, parmi lesquels Asghar Farhadi, Mohsen Makhmalbaf et Jafar Panahi (son ancien assistant, dont il a scénarisé et produit le premier long métrage, Le ballon blanc).

Il y a cinq ans au Festival de Cannes, en retard pour une projection, je m'étais faufilé dans une longue file grâce à l'indulgence de jeunes Iraniens, étudiants en cinéma de Kiarostami à Téhéran, accompagnés incognito sur la Croisette par la femme de Jafar Panahi, assigné à résidence en Iran.

J'ai compris à quel point Kiarostami était pour cette jeunesse iranienne, au lendemain de la Révolution verte, un phare dans la brume des censeurs, malgré l'interdiction de diffusion de ses films chez lui.

Né le 22 juin 1940 - «[une] date importante de ma vie dont, pourtant, je ne suis pas le témoin, une date qui ne me concerne pour ainsi dire pas. Comme la date de ma mort», avait-il déclaré au quotidien Libération en 2002 -, Abbas Kiarostami a réalisé une quarantaine de films, courts et longs métrages documentaires et de fiction. Il était aussi poète, photographe et peintre.

Son père, lui-même peintre de fresques, l'avait inspiré à étudier aux beaux-arts à l'Université de Téhéran. Avant de devenir cinéaste, il a fait du design graphique, tourné des films publicitaires et des dessins animés pour enfants. En 1969, il a fondé avec des amis le département de cinéma de l'Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes (le Kanoun), qui deviendra, au fil des ans, la célèbre pépinière du nouveau cinéma iranien.

Le premier long métrage de Kiarostami, Le passager (1974), ne fut diffusé en Occident que dans les années 90, après qu'il eut acquis une notoriété mondiale grâce à Close-Up (1990), brillante docufiction à propos d'un cinéphile qui usurpe l'identité du cinéaste Mohsen Makhmalbaf pour berner une famille. Le cinéaste a souvent brouillé à dessein les limites entre la réalité et la fiction dans ses films, afin de mieux témoigner de la vérité de ses personnages.

Dans les années 90, il tourne Et la vie continue (1992), Au travers des oliviers (1995), Et le vent nous emportera (1999), autant de chroniques de la vie iranienne où se profilent les thèmes formels récurrents de son cinéma: les voyages en voiture, la nature somptueuse, les visages des enfants. Un style unique.

Le cinéma de Kiarostami est contemplatif et symbolique, souvent énigmatique, toujours traité avec subtilité, élégance et intelligence. C'est un cinéma libre, qui raconte l'histoire de gens qui ne le sont pas tout à fait.

Ironiquement, alors qu'il était le principal ambassadeur du cinéma iranien dans le monde, ses films ont été peu vus en Iran.

En 1997, Le goût de la cerise, fable douce-amère à propos d'un homme qui cherche désespérément un allié pour se suicider, lui vaut la Palme. À la fois une consécration internationale et une malédiction en Iran, où ses films sont dorénavant interdits. En Iran, le cinéma est un acte de résistance qui rappelle le coût de la liberté.

Pendant l'essentiel de sa carrière, Kiarostami a réussi à contourner la censure en travaillant dans les limites du carcan imposé par l'État et en traitant de thématiques universelles de manière ingénieuse, avec force métaphores. Après la Révolution islamique, il est resté en Iran, contrairement à plusieurs de ses confrères cinéastes. Certains lui ont reproché sa neutralité ainsi qu'un manque de solidarité avec les artistes ayant osé s'opposer ouvertement au régime.

Mais comme son ami Jafar Panahi, Abbas Kiarostami a lui aussi été interdit de tournage dans son propre pays, sous le règne de Mahmoud Ahmadinejad. Il a dû s'exiler pour pratiquer son art, tout en continuant de résider en Iran. Ses deux derniers films furent tournés à l'étranger. Copie conforme, fascinant film de faux-semblants qui a valu à Juliette Binoche le Prix d'interprétation à Cannes, fut tourné en Italie. Et Like Someone in Love, chant du cygne raté, fut réalisé au Japon. (Kiarostami préparait un dernier film en Chine, qui demeurera inachevé.)

On retiendra plutôt le mystère poétique de l'ensemble de l'oeuvre de Kiarostami. Ses personnages aux parts d'ombre, teintés d'indignation. Leurs espoirs et leurs déceptions. Leurs élans de désir et leurs accès de colère. Leurs quêtes empreintes de nostalgie, de désespoir et de mélancolie. La force sourde de tous ces enfants. Et les partitions, d'une grande finesse, d'un humour complice, d'un cinéaste éternel.