Il y sera. Ou pas. L'humoriste Dieudonné doit entamer le 11 mai à Montréal une tournée québécoise qui se poursuivra jusqu'à Trois-Rivières la semaine suivante. Une dizaine de spectacles prévus dans une petite galerie d'art africain de la rue Ontario affichent déjà complet.

Ce sera aux services frontaliers canadiens de déterminer s'il doit ou non être admis au pays. L'humoriste pourrait en effet être refoulé à la frontière, dès son arrivée à l'aéroport Trudeau, en raison de son casier judiciaire français. Et la sempiternelle question de se poser de nouveau: devrait-on - ou pas - permettre à un artiste aussi controversé de se produire chez nous?

Il y a bien des arguments valables en faveur et en défaveur de la présence de Dieudonné au Québec. Le maire de Montréal Denis Coderre a déjà statué, sur sa plateforme médiatique préférée, Twitter, que l'artiste était persona non grata en nos terres. «Une personne qui incite en Europe à la haine raciale et qui est un fomenteur de tensions sociales n'est pas le bienvenu à Mtl. Dieudonné OUT», a écrit le maire Coderre lorsque la série de spectacles de Dieudonné a été annoncée, le mois dernier.

On comprend aisément son indignation. Depuis 15 ans, le discours public de Dieudonné - artistique comme citoyen - n'a eu de cesse de se radicaliser. Ce provocateur-né cherche constamment la confrontation, la controverse et la polémique. Et il l'a le plus souvent trouvée sur son chemin. L'humoriste a été condamné à plusieurs reprises, en multipliant les déclarations ambiguës, les insinuations perfides et les amalgames à propos du peuple juif.

De ses accointances avec des négationnistes à ses rapprochements avec l'extrême droite, de ses coups d'éclat de mauvais goût à ses dérapages sur l'Holocauste, Dieudonné s'est inspiré de discours haineux pour nourrir un humour plus que douteux.

Lui, si vif et spirituel à ses débuts, s'est perdu dans une spirale de ressentiment et de paranoïa, en se convainquant d'être la cible d'une élite politico-médiatico-judiciaire pro-juive. S'égarant dans un acharnement théologique pour mieux se poser en martyr, et entraîner à sa suite quantité d'adeptes de théories du complot en tous genres (l'essence délétère qui propulse les mouvements antisémites).

Le polémiste a été condamné l'automne dernier à 22 500 euros d'amende pour incitation à la haine raciale après avoir déclaré en spectacle, à propos du journaliste français Patrick Cohen (de confession juive): «Quand je l'entends parler, Patrick Cohen, je me dis, tu vois, les chambres à gaz, dommage». Le jugement a été confirmé par la Cour d'appel de Paris il y a deux semaines.

Dieudonné M'Bala M'Bala n'en était malheureusement pas à ses premiers démêlés judiciaires. Il a aussi été condamné à deux mois de prison avec sursis pour apologie d'actes de terrorisme, dans la foulée des attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher, pour avoir déclaré «être Charlie Coulibaly» - du nom de l'assassin des victimes juives de la prise d'otages du magasin d'alimentation.

Il y a bien des arguments valables en faveur et en défaveur de la venue de Dieudonné au Québec, disais-je. La liberté d'expression, qui est un droit fondamental, n'est pas le moindre parmi ceux-ci. 

Or, la liberté d'expression, dans laquelle certains humoristes aiment parfois se draper pour tenter de justifier l'injustifiable, n'est pas un droit absolu. Il ne s'agit pas seulement d'une question d'ordre moral, mais juridique.

Dieudonné a le droit de dire des choses immondes et révoltantes. En revanche, ses paroles ne doivent pas être assimilées à de l'incitation à la haine ou à de la propagande haineuse (en vertu du Code criminel canadien). Si critiquer Israël ne saurait être considéré comme de la propagande haineuse en droit canadien, nier l'Holocauste l'est certainement.

C'est en tablant sur le flou artistique entre la critique légitime de l'État d'Israël et la diffamation d'un groupe religieux que Dieudonné, qui se défend d'être antisémite et se déclare antisioniste, a nourri son image de victime de la rectitude politique. Là se trouve, à mon sens, le danger de lui interdire l'accès à une salle de spectacle, où que ce soit.

Empêcher Dieudonné de livrer ce qu'il présente comme son dernier spectacle, intitulé En paix et jugé «inoffensif» depuis qu'il est donné un peu partout en France, ne ferait qu'accentuer ce statut de victime qu'il cultive allègrement auprès de son cercle d'admirateurs (ses spectacles attirent des milliers de spectateurs chaque soir, sans publicité, sinon le parfum de soufre qui précède chacun de ses déplacements).

Menacer de le refouler à la frontière, c'est ni plus ni moins faire le jeu de cet opportuniste sans scrupules, dont la victimisation est devenue le fonds de commerce. Comment justifier la tentative de musellement d'un humoriste alors que l'on clame partout, en particulier depuis la tragédie de Charlie Hebdo, l'importance du droit à la libre expression des artistes?

Certes, la licence artistique a ses limites et Dieudonné a su par moments en abuser. Mais comme ce fut le cas avec Marine Le Pen, le Québec devrait entendre ce que Dieudonné a à dire, en le laissant s'exprimer sans censure, pour réfuter au besoin, critiquer en connaissance de cause et débattre de ses propos par la suite.

La censure, on ne le répétera jamais assez, est une pente bien dangereuse. On va toujours trop loin pour ceux qui ne vont nulle part, disait le cinéaste? À Dieudonné d'assumer les conséquences, et les risques, de vouloir aller trop loin. Et à chacun de juger si, effectivement, il va trop loin. Pour cela, il faudrait d'abord l'entendre.